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Combien il est difficile – et combien il serait intéressant – quand on étudie un écrivain, de déceler non pas les influences avouées, les grands intercesseurs dont il se réclame, ou qu’on réclamera plus tard pour lui, mais le tout-venant habituel de ses lectures de jeunesse, le tuf dont s’est nourrie au jour le jour, pêle-mêle et au petit bonheur, une adolescence littéraire affamée : premiers Paris des quotidiens, revues désuètes, auteurs ensevelis que faisait alors verdir un instant, comme une ondée, le goût-du-jour, pièces de boulevard, brûlots parisiens, livraisons du Magasin des familles, pamphlets depuis longtemps montés en graine. Le seul écrivain du passé qui nous dise là-dessus par grande exception quelque chose, c’est Stendhal (surtout, il est vrai, pour ses nourritures musicales). La boulimie de lecture caractéristique de l’adolescent, ou de l’étudiant qui va écrire, pareille à celle du ver à soie avant la chrysalide, est telle que la quantité obligatoirement l’emporte sur la qualité : plus impérieux son appétit, plus faible l’écart, pour son goût, entre les nourritures vraiment choisies et celles qui bientôt seront dédaignées lucidement. Qui est destiné à écrire, il y a un moment – moment décisif pour sa formation – où il lit tout, ou presque, et « tout » c’est d’abord ce qu’il a sous la main, ce dont « on parle », ce qui sent encore l’encre fraîche, qui lui fait le même effet qu’au guerrier la poudre. L’œil vorace qui se colle à la page fraîchement imprimée ne dégage nullement, à dix-huit ans, à vingt ans, un paysage littéraire perspectif avec ses premiers et seconds plans, et ses lointains fondus, mais un bariolage, un à-plat juxtaposé de couleurs heurtées et violentes, qui toutes accrochent une rétine encore toute neuve.
Ce tout-venant où il a barboté s’évaporera-t-il pour l’écrivain sans laisser de traces ? Ce n’est pas sûr, car c’est à ce moment de la crue des eaux printanières, des eaux mêlées, qu’il a aussi essayé, commencé peu ou prou d’écrire : les tics d’époque, dont il a subi la contagion naïvement et sans défense, laisseront une marque sur sa manière d’écrire, remodelés toujours, souvent ennoblis, et parfois, s’il a du génie, sauvés : Proust, dont on soupçonne qu’entre tous les écrivains peut-être il a lu très jeune considérablement plus de médiocre que de bon, est plein de ces rédemptions-là. De telles lectures, profondément incorporées dans les automatismes commençants de la plume, sont peut-être un peu pour la manière d’écrire ce que sont les impressions d’enfance pour la couleur, pour l’orient de la sensibilité : non choisies, souvent banales, toujours reprises et magnifiées par la maîtrise acquise des ressources de la langue, comme les lointains incohérents de l’enfance par la chimie savante du souvenir. Et il y a une énigme de la continuité, du fondu étrange de la littérature d’une période à l’autre, par-delà toutes les révolutions et toutes les ruptures, qui peut-être s'éclaire là partiellement : par le fait que l'écrivain en formation se nourrit toujours inséparablement, inextricablement, à la fois de la nouveauté pure, qui l'atteint par son extrême pointe, et de ce qui s'écrit et se publie autour de lui au goût du moment : c'est-à-dire de la continuité maintenue avec avant-hier.
Cette réflexion me vint, je me le rappelle, lorsqu'André Breton, dont on sait assez le peu de goût qu'il avait en principe pour les romans, me prêta un jour, en me les recommandant, des romans de Jean Lombard dont le nom m'était, je l'avoue, inconnu : sortes de Quo vadis, mais byzantins de goût comme d'époque, qui me firent tout à coup mesurer quelle place avait pu tenir dans ses premières lectures toute une queue exsangue du symbolisme, dépassée par lui depuis longtemps, mais non tout à fait éliminée. Tout de même, ces romans, il les avait gardés.

Julien Gracq, En lisant en écrivant (Corti, 1980, Gallimard, Pléiade, 2, 1995, p. 667-669)