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D'abord expliquer où nous sommes. Pour bien comprendre.

Le temps est lourd et nuageux. Brando ne le voit pas mais c'est ce que dit la météo. La maison est à l'ombre de la barre. C'est sa zone franche, rétractée. Personne ne vient. Banlieue nord, c'est l'espace de non-droit rêvé par la République. Glaise malléable à volonté, un lieu où les policiers ne se hasardent pas, les ambulances ne viennent pas, une zone délimitée par de grandes avenues, une zone où presque tout petit se vendre et s'acheter. Les bus ne se risquent plus. Ici, on parle une autre langue. Un autre jeu est en route. Avec ses règles très précises, ses conditions et, comme dans tout jeu, ses amendes et ses gages. Ce lieu est un monstre d'autarcie branché, câblé sur le reste de la planète grâce aux paraboles, bénitiers blancs à recueillir les grandes messes cathodiques. toutes braquées dans la même direction. Combien d'habitants ? Deux mille ? Certains disent plus. On ne compte pas. Autre chose à faire que des statistiques. La maison était là avant les immeubles. Il y a longtemps maintenant. Elle avait été construite alors qu'il n'y avait encore rien autour. Calme. Le long bâtiment dessine comme un flanc de falaise artificielle. Nu. Beauté de l'ouvrage humain. Trésor de puissance à créer des angles. (p. 31-32)

Télé. La télé graillonne en face de lui. À la fin, la télé sera poussée au maximum. La télé, c'est le compost du réel. Du fumier qui aide à vivre. La télé, c'est la chapelle Sixtine de notre siècle. Ses anges et ses démons que l'on reconnaît au premier coup d'œil, pour apprendre. Pour apprendre même à ceux qui ne veulent pas. Pour convaincre le cœur de chacun versé dans la sébile de la morale et apprendre à peser le pour et le contre suivant le cadrage de la caméra. La télé, c'est la chapelle Sixtine de notre vanité tout entière ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur notre orgueil à vouloir. Ses papes et ses nonnes d'un mètre quatre-vingts qui entrent dans les ordres de l'image en se faisant refaire les seins et les lèvres. Elles ont fait vœu de beauté éternelle et de jeunesse vorace. La télé a ses confessionnaux où, après avoir tout dit de ses péchés, des millions d'autres pauvres pécheurs vont décider de la punition à donner en envoyant des SMS. Désormais, c’est Dieu et ses actionnaires qui travaillent ensemble à un nouvel Évangile. (p. 51-52)

Pour arriver jusqu'ici, j'ai passé les frontières de petits territoires non officiels, des frontières mouvantes au gré des trafics, de la politique intérieure et des bandes qui prennent et perdent le pouvoir. J'ai passé des check-points tenus par des petits d'à peine une douzaine d'années. Dans leurs yeux, j'ai lu la rage et la misère extrême de ne pas avoir la force de leurs aînés. Ça viendra. Une meute aux dents de lait. Mais nombreuse dans les halls d'entrée. La rue est la meilleure école du désir.

Ça se passe quelque part dans les plis des zones HLM, des barres de béton qui tinrent si chaud aux rêves italiens, espagnols et arabes et chinois et portugais, et tous ceux qui sont venus chercher lorsqu'on les autorisait à prendre. Ça se passe à Grigny, ou Épinay-sur-Seine ou Clichy-sous-Bois, ou les quartiers Nord de Marseille. (p. 55)

Tarik Noui, Serviles servants (Léo Scheer, Laureli, 2007)

Brando et sa graisse envahissante comme allégorie maniériste (c'est un compliment) de notre monde gavé par la télévision d’images de violence et de guerre.

Tarik Noui est né en 1973. Il a déjà publié :
- La Cruauté (Loris Talmart, 2000)
- La Désolation des singes (P.A.R.C, 2003)
- La Treille des négriers (Melville / Léo Scheer, 2006)

en ligne :
- une belle analyse de Philippe Boisnard dans Libr-critique.
- les collages de Tarik Noui, découverts grâce à son éditrice, Laure Limongi.