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Dès que sa main va devenir assez agile pour tenir un crayon, l'enfant va séparer la matière en traçant des gribouillis géants, en ouvrant sur des cartons ou des grandes feuilles de larges fissures au crayon de couleur. Tous les enfants adorent dessiner. Jusqu'à six ou sept ans, ils réalisent un petit chef-d'œuvre de vérité à chaque fois qu'ils dessinent, ils voient avec leurs vrais yeux le monde tel qu'il est, ils peignent les dimensions et les significations tel que tout écrivain classique a rêvé de le faire : la maison est un carré et son toit est un triangle, la cheminée fait naître un fil dansant qui est sa fumée blanche. Le soleil projette des rayons dans toutes les directions, comme un gros oursin, et plus il fait chaud, plus ses antennes deviennent longues.
Le jour où ils découvrent l'orthographe et la grammaire, les enfants perdent le pouvoir de dessiner dans la vérité. La Société, alors, fait en sorte de les empêcher d'écrire. Beaucoup d'écrivains classiques résistent dès cet âge, mais la plupart ne parvient à retrouver la capacité d'écrire comme ils ont dessiné enfant, que très tard : après vingt ou trente années de pratique scripturaire. L'un d'eux, fils d'un professeur de médecine, n'a retrouvé ce don cette fois décuplé, qu'à l'âge de quarante ans, avant de mourir à cinquante-et-un ans, épuisé par dix années passées à écrire son gigantesque roman. S'il n'écrit pas, l'écrivain oublie tout.

Marc Pautrel, La vie des écrivains classiques

Marc Pautrel est né en 1967. Il a publié :
- Le métier de dormir (Confluences, 2005)
- Le voyage jusqu'à la planète Mars ou Lorsqu'aucun éditeur ne voulait de mon deuxième livre (Librairie olympique, 2006)
son blog : Ce métier de dormir