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J’avais onze ans moins des poussières et aucun goût pour m’enfermer à livre ouvert, ni la patience après sept heures de tableau noir au collège. Même les bulles des bandes dessinées, je préférais ne pas m’y attarder, m’en sortir sans, et sauter les sous-titres aussi, en bas de l’écran, quand les films parlaient en version très originale. Rien que les images c’était suffisant, ça s’expliquait tout seul, contrairement à Marianne, qui cloîtrait ses heures creuses dans sa chambre à part, droit d’aînesse oblige, prière de ne pas déranger, silence on tourne les pages, pendant qu’elle se mettait en veilleuse sous les draps pour dévorer en douce sa bibliothèque rose, puis verte, puis dorée sur tranche jusqu’à mi-chemin d’insomnie.
Ce mardi 6 février 1973, vers 19 heures 15, pendant que ma sœur était censée travailler ses gammes au Conservatoire, moi, j’étais tout bêtement sur mon lit, plongé dans un bouquin de haute philosophie, studieux comme jamais. Si bizarre que ça puisse paraître, je déchiffrais un grand classique d’un autre âge, sans y piger grand-chose mais sans oser m’arrêter non plus, une ligne sur deux ou trois, du bout des yeux, au kilomètre, juste pour avoir l’air innocent, le plus absent possible, parce que j’avais peur de ce qui risquait d’arriver, l’engueulade qui m’attendait à coup sûr dès que ma sœur serait rentrée. Je voulais juste disparaître, en chien de fusil sur l’édredon, qu’on m’oublie définitivement, mais comme, vers 19 heures 15, dans l’appartement, il n’y avait personne pour confirmer que j’étais chez moi, en train de me cultiver, alors personne n’a voulu croire à mon alibi et on m’a soupçonné d’avoir brouillé les pistes exprès. Ensuite, c’est vite devenu impossible de démontrer le contraire, parce que vingt minutes de solitude, à ce stade de l’enquête, c’était juste un trou dans mon emploi du temps et, faute de témoin, à onze ans moins des poussières, ma parole contre la leur, ça comptait pour presque rien. (p. 13-14)

À la première question, d'abord je n'ai rien dit, ça leur servait à quoi de faire mine de pas savoir, alors que c'était écrit partout, sur l'étiquette pendue à mon cartable, sur chaque protège-cahier, sur la carte de bibliothèque, même cousu sur la doublure de mon anorak, et en grosses lettres sous une photo du journal qui traînait sur la table, à côté de leur machine à écrire, mais puisqu'ils insistaient, j'ai baissé la tête : Anselme. Et puis à la queue leu leu Romain Yves Émile.
À la deuxième question, j'ai préféré jouer franc jeu Onze ans moins des poussières, tout en devinant dans leur sourire en coin que ça sonnait un peu faux. T'avais dix ans tout court, dix et demi à la limite, mais avec eux chaque mot comptait double ou triple, comme au Scrabble, alors mes poussières en plus ou en moins, ça ne tombait pas juste. J'avais intérêt à rester bien droit sur ma chaise, sans me ronger jusqu'au sang, surtout les peaux mortes de l'index, qui dépassaient du sparadrap, pour ne pas gâcher l'examen et que je me rachète une bonne conduite. (p. 29)

Eux aussi, ça se voyait qu'ils avaient dû lire M. Kant et ses maximes catégoriques. Alors ils cherchaient à me tirer les vers du nez et le nom de mon complice, son âge, sa profession, parce que c'est lui, en me cachant, qui s'était mis hors la loi, et ça, il n'aurait pas dû pouvoir le vouloir, parce que nul n'est censé ignorer la nature fragile des enfants, c'est du bon sens universel, et en plus qui ne dit mot consent, et d'ailleurs celui qui consent à ne rien dire, c'est sa faute par omission, il n'avait qu'à pas garder le petit menteur et son secret dans le même sac, le beurre et l'argent du beurre, sinon c'est un cas très particulier d'enlèvement, un vrai péril en sa demeure, un outrage pervers à la vérité sur autrui, une assistance personnelle au danger, bref un délit de fuite dans les idées, et à la une de Détective ou de France-Soir, ça se paie d'une tête mise à prix.
Voilà, il était prévenu, et maintenant que j'étais délivré de ma promesse, j'avais intérêt à retourner dans le droit chemin, pour ne pas m'enfoncer plus bas, et laisser tomber ce faux ami qui m'avait poussé à la faute et aussi fait pousser des ailes en traître, dans le dos de mes proches parents et des autorités en uniforme, c'était mon tour de briser son silence dans l'œuf. (p. 36-37)

Yves Pagès, Le soi-disant (Verticales, 2008)

Yves Pagès aime explorer à travers les yeux de l’enfance les distorsions de la réalité : dans Le soi-disant, il emprunte les mots de Romain, « onze ans moins des poussières », innocent et coupable à la fois au milieu des enquêtes policière, judiciaire et psychiatrique, pour raconter un fait divers qui marqua les années 70, l'incendie du collège Edouard-Pailleron. Bien entendu, le « soi-disant », c'est celui qui se dit, mais aussi le soit-disant réel, qui s'échappe sans cesse tandis que se multiplient les glissements du langage, les hypothèses et les fausses pistes, avec comme fil rouge la lecture, impossible, de la Métaphysique des mœurs d’Emmanuel Kant.

Yves Pagès est né en 1963 et travaille aux éditions Verticales. Il a publié :
un essai, Les Fictions du politique chez L.-F. Céline (Seuil, 1994)
Les Gauchers (Julliard, 1993, Points Seuil 2005)
Prières d’exhumer (Verticales,1997)
Petites natures mortes au travail (nouvelles, Verticales, 2000, Folio 2007)
Le Théoriste (Verticales, 2001, Points Seuil 2003, Prix Wepler-Fondation La Poste 2001)
Portraits crachés (Verticales, «Minimales», 2003)

en ligne : un entretien avec Rebecca Manzoni (éclectik)