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Ils viennent de ressortir en Folio (après une première édition en poche chez Points Seuil en 2001), alors si vous ne les avez pas lu lisez aussi, d'Yves Pagès, les 23 courts récits sur le monde du travail magnifiquement titrés « Petites natures mortes au travail ». En voici un comme apéritif :

L'unanimité moins une voix
Il est presque minuit, Mado sort du Fouquet's, avenue des Champs-Élysées. Elle vient d'y claquer un dixième de sa mensualité d'institutrice. Et alors ? Ces petites folies dépensières ont un goût de revanche. Et puis, quitter une banlieue déserte pour le centre ville, c'est le moindre des dépaysements en période estivale. Disons qu'elle s'est payé un dîner d'anniversaire. Pour fêter quoi ? Le trou noir des vacances scolaires. Quand les congés payés ressemblent à deux longs mois d'arrêt maladie. Au menu, ni gâteau, ni bougie, juste un kir et quelques gélules en guise d'apéritif. Pour s'en sortir, son thérapeute lui a conseillé de sortir. C'est fait. Dans le haut lieu du noctambulisme parisien, elle espérait croiser, du regard au moins, une vedette. Chou blanc, plutôt salé à l'addition. Après le repas, un filin, n'importe lequel, pour distraire son célibat.
Au cinéma, on aurait dit une salle de classe, mais sans élèves. Vingt-cinq rangées de fauteuils vides, tant mieux.
Deux heures plus tard, Mado rejoint son automobile, sans prendre garde à la foule tapageuse qu'elle traverse en somnambule. Tant pis, elle n'a plus le courage de tourner la clé du contact. Un autre cachet, et elle s'endort au volant, le corps en panne sèche. Mais les désœuvrés du samedi soir sont plus nombreux que d'habitude, et agités d'une joie unanime. La belle endormie, au point mort, les met en rage. Par dizaine, comme en apesanteur, ils marchent sur le toit de sa bagnole. Mado se réveille soudain en Enfer. Ce chahut juvénile lui rappelle certaines fins de cours... à moins que ce ne soient ses échecs scolaires qui reviennent la hanter. Les yeux mi-clos, elle démarre. Personne ne s'écarte. Au contraire, la multitude se densifie à mesure qu'elle revient à la réalité.
Des cris, des fanions tricolores, et puis du sang sur le pare-brise.
Madame X. a donc commis un crime. Avec ou sans préméditation ? Difficile d'en juger.
Ce soir-là, l'équipe de France de football venait de remporter la victoire face à onze Brésiliens somnolents. Ou médiqués à trop forte dose, comme Mado. Peu importe. Avait-on le droit d'ignorer l'événement ? De faire comme s'il n'avait pas eu lieu ? Pire encore, de manifester égoïstement son malheur alors qu’une une fête nationale battait son plein sur l'artère majeure de la ville lumière. Tous Français à tue-tête, sauf Mado, en son sommeil paradoxal. Tout un peuple élu à l'unanimité moins une voix.
Après une nuit blanche, Mado s'est constituée prisonnière dans un commissariat de banlieue. On l'a placée en observation à l'infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police. Et pour cause. Il. faut avoir perdu sa raison sociale pour remonter seule et à contre-courant une autoroute de l'Information.
Quant au score provisoire : un mort, cent dix blessés, dont neuf dans un état grave.

Yves Pagès, Petites natures mortes au travail (Verticales, 2000, p. 65-67)

en ligne :
un beau commentaire de Marie Gauthier
et deux entretiens pour Périphéries et L'Humanité