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Le tout était surtout pour moi une affaire d’hygiène ; Il faut se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans.

Marcel Proust, Lettre à Ramon Fernandez, 1919, citée dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, 1971, p. 690)

Aussi, pour ce qui concerne l'intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant tout la durée de la lecture à suivre le rythme d'un Balzac, d'un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c'est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire, c'est de façon toute spontanée qu'on le fait ; on pense bien que quand j'ai écrit un pastiche, détestable d'ailleurs, de Flaubert, je ne m'étais pas demandé si le chant que j'entendais en moi tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je j'aurais jamais pu le transcrire. C'est un travail inverse que j'ai accompli aujourd'hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert. Notre esprit n'est jamais satisfait s'il n'a pu donner une claire analyse de ce qu'il avait d'abord inconsciemment produit, ou une récréation vivante de ce qu'il avait d'abord patiemment analysé. Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd'hui si contestés, de Flaubert. L'un de ceux qui me touchent le plus parce que j'y retrouve l'aboutissement de modestes recherches que j'ai faites, est qu'il sait donner avec maîtrise l'impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de L'Éducation sentimentale, ce n'est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » Ici un « blanc » et, sans l'ombre d'une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d'heure, des années, des décades (je reprends les derniers mots que j'ai cités, pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation) :
« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

« Il voyagea. Il connut le mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint.
« Il fréquenta le monde, etc.
« Vers la fin de l'année 1867 », etc.

Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : « En 1817, les Séchard étaient » etc. Mais chez lui ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert le premier se débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l'histoire. Le premier, il les met en musique.

Marcel Proust, « À propos du « style » de Flaubert », La Nouvelle Revue Française, 1er janvier 1920
Repris dans Contre Sainte-Beuve (Gallimard, Pléiade, 1971, p. 594-595)