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J’aurais pu m'exprimer de la sorte. Et quelques autres aussi, qui n’ont pas accoutumé de renoncer aux nuances qui n'enrichissent pas que les tableaux. Renoncer aux nuances c'est se renoncer, et préférer le bloc de marbre à la statue qu'il contient. Mais certains choisissent d’assumer les scories en toute connaissance de cause, et ne sont pas pour cela ni plus méprisables ni plus sots. C'est comme s'ils se dégrossissaient à chaque fois qu'ils se manifestent, comme si chaque instant était leur sculpteur, et qu'ils se mettaient à l'épreuve du ciseau devant tout le monde. Je suis d'avis que la sculpture de soi demande plus de pudeur, mais je n'ai sans doute cette opinion qu'à cause des habitudes qui me l’ont donnée et conservée, et cela m'interdit d'y attacher un prix excessif (on oubliera, s'il vous plait, cette méchante métaphore estatuante). J'aurais pu m'exprimer de la sorte ; j'y renoncerais par égard pour des contemporains qui ne savent pas lire. MAIS il se trouve que ces contemporains n'importent pas davantage qu'ils ne lisent. Et les statues ne leur sont rien que par le socle. Je serais donc bien bête si je renonçais pour eux à ce qui me convient. Je les ignore comme je le dois. Le choix, quand il s'impose, se fait entre deux égoïsmes dont certains veulent favoriser par délicatesse celui qui s'éloigne le plus de leur intérêt. Cela est admirable, j'en conviens d'autant mieux que j'ai moi-même cédé plus d'une fois à ce noble mouvement dont je n'ai pas fini de payer l'ahurissante facture. La capacité à faire des dettes, quand elle n'est pas associée à des talents qui en contrarient les dommages, cesse bien vite d'amuser les barytons qui veulent chanter La Bohème avec une voix de tête. Alors pour cette fois encore je parle juste. Aucune voix ne m'est étrangère et la mienne, faite de toutes plus une, présente des caractéristiques si astonishantes que certains vont chercher dans l'asthme le recours contre tant d'air frais. Je parle juste en chantant de travers et j'en sais le secret, qu'il ne m’importe pas de dire par une petite fenêtre de rien du tout, qui laisserait passer des vents, à lui contraires. Et si vous avez les oreilles mal faites et l'entendement nul je n'envisage pas de m'accorder à si pauvres carcasses. Votre pilon ne me fera pas boiter comme jambe gentille. (p. 47-48)

Pierre Lafargue, Ongle du verbe incarné (Verticales, 2008)

Pierre Lafargue est né en 1967 à Bordeaux.
Il aime à disserter dans une langue et une syntaxe classiques, désuètes peut-être, mais tout à fait jubilatoires.

Il a publié :
Mélancolique hommage à Monsieur de Saint-Simon (William Blake & Co, 1993)
L’Honneur se porte moins bien que la livrée (William Blake & Co, 1994)
Tombeau de Saint-Simon (Verticales, 2000)
De la France et de trois cent mille dieux fumants (Verticales, 2001)
Poèmes en eau froide avec saisissement des chairs (Verticales, 2001)
Sermon sur les imbéciles (Verticales, Minimales, 2002)
Pour détacher un homme de sa peau (Verticales, 2004)