Par l’informatique, toute activité langagière humaine est maintenant interprétée puis transformée pour être « comprise » par les machines. (p. 58)

Par les réseaux de télécommunications, et par Internet en particulier, transitent non seulement presque toute l'information produite par les humains (et par l'environnement) mais aussi presque toute celle au sujet des humains. Bibliothèques, banques, données gouvernementales, textes académiques, archives historiques, informations médicales, images satellites, contrats, énoncés juridiques, littérature, informations militaires, plans architecturaux, salaires, rien aujourd'hui n'échappe à ce réseau. La presque totalité de nos représentations et de nos conceptualisations y niche. Dans les réseaux de télécommunications se cachent la preuve, la conviction de notre existence. Détruire ces réseaux est détruire l'humanité telle que nous la vivons aujourd'hui. Sans réseaux, les traces de notre présence sur cette planète disparaîtraient, les témoignages de notre prolongement dans le temps s'envoleraient. Sans réseaux, l'histoire humaine ne deviendrait plus que souvenirs, légendes, mythes. Sans réseaux, nous serions emprisonnés dans le présent, incapables d'accéder aux informations amassées dans le passé, incapables de les prolonger dans le futur. (p. 127-128)

Des humains existent toujours en amont ou en aval de ces réseaux, pourrait-on argumenter. Certes, mais la complexification et la multiplication quasi exponentielles de ceux-ci rend presque impossible l'identification de la source ou de la destination. Les réseaux, en ce sens, participent à l'apparition de la condition inhumaine ; en multipliant les parcours, ils effacent, en quelque sorte, toute trace d'origine, tout indice de destination, et proposent une disparition subséquente de l'élément humain. Qui plus est, bien souvent, l'information qui circule sur ces réseaux ne s'adresse plus directement à l'humain. Par les réseaux informatiques par exemple, l'information, sans origine ni but véritables, peut circuler de base de données en base de données sans avoir recours à la présence humaine ; en fait, si une grande quantité d'informations permute encore d'humain à humain, celui-ci est de moins en moins nécessaire au processus de dissémination. L'humain voit, consomme et utilise l’information, mais celle-ci ne quitte presque plus l'espace informatique et ne pénètre presque plus l'espace génétique (nous n'utilisons guère notre mémoire car nous utilisons celle des outils informatiques et numériques. Peu d'informations résident aujourd'hui dans l'espace mémoriel de l'humain). De plus, ainsi que l'exemple des virus informatiques le prouve, l'information possède aujourd'hui une importante capacité d'autoreproduction. Un virus informatique n'a besoin d'aucun véhicule de survie génétique pour se disséminer (certes, les virus informatiques ont été, à l'origine, créés par des humains, mais leur existence dans le cyberespace est maintenant indépendante de ces derniers. Une fois créé, le virus informatique s'enchevêtre dans l'écosystème cyberspatial et assure sa survie de façon quasi autonome). (p. 139-140)

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Dans la condition inhumaine, la communication change. Si la communication dans un groupe restreint peut se gérer au moyen d'un simple échange d'informations sonores, visuelles et chimiques (je vois, entends, touche mes interlocuteurs et cette série d'informations, la posture, le timbre de la voix, la sueur, le regard, me permet de dialoguer avec précision), cela n'est pas le cas dans un groupe de plus grande envergure. Dès qu'un groupe dépasse la taille de l'accès direct à son information par les sens, une structure de cohérence doit se développer afin de contrer la poussée de l'entropie.
Et puisque nous appartenons à la collectivité qu'est la civilisation, puisque nos réseaux d'informations sont de plus en plus importants, globaux et instantanés, puisque nous recevons sans arrêt des informations des ensembles et groupes qui nous entourent, puisque nous en renvoyons aussi sans fin à ceux-ci, puisque nous nous révélons dans le chevauchement entre individus et essaims, puisque les uns et les autres n'ont toujours qu'un seul but, survivre pour se disséminer, alors il n'est pas étonnant que nous voyions l'apparition d'une intelligence et d'une cohérence à l'échelle de l'humanité. Par les technologies de l'information et les réseaux, nous avons une voix, une pensée, un comportement collectifs.
Comment puis-je affirmer une telle chose ? En examinant la qualité et la résonance de la communication actuelle, en observant le besoin de similitude que l'on y retrouve. Blogs, chats, courriels, hyperliens, hypertextes téléphones cellulaires, réseaux d'échanges et de contrôle (de style eBay), une immense partie de la communication humaine contemporaine est maintenant définie par deux phénomènes fondamentaux, la dissémination et la légitimation, et par une caractéristique, la cohérence.
Qu'est-ce à dire ? Que la communication actuelle semble posséder un objectif principal : nourrir (ou du moins créer) une cohérence globale. Pourquoi ? Parce que toutes les formes de communication autres qu'intimes deviennent globales. Nous communiquons des informations non pas pour notre voisin ou nos amis, mais bien pour les réseaux et ceux qui les peuplent. À quoi servent un chat, un blog si ce n'est à disséminer une information au niveau global ? À quoi servent les SMS si ce n’est à une diffusion rapide, propagée au plus grand nombre ? Même la communication dialogique, entre un utilisateur et l'autre. par le courriel par exemple, puisqu'elle utilise le réseau (et y réside), nourrit ce dernier. Parfois de façon immédiate (le courriel est partagé, suivi ou même intercepté), parfois de façon latente (le courriel est conservé pour utilisation ultérieure), parfois même de façon inactive (le courriel est éliminé mais des traces en persistent toujours dans le réseau).
Pour preuve ? L'hyperlien, caractéristique la plus fondamentale de la communication en ce début de XXIe siècle. L'hyperlien n'est pas cette révolution de la lecture ou de l'écriture que plusieurs nous avaient annoncée. Ce n'est pas dans l'acte de lire ou d'écrire que l'hyperlien est le plus étonnant. C'est dans son désir de communication et dans sa recherche de légitimation. Blogs, chats, courriels et sites web fonctionnent sur ces deux principes. Un blog acquiert sa légitimité s'il est recensé dans d'autres blogs (dont la légitimité est elle aussi dépendante de recensements) et si, en retour, il en recense lui-même. N'est-ce pas d'ailleurs la caractéristique de Google, une des raisons de son immense popularité ? Le premier site qui apparaît dans Google est certes celui qui possède les mots-clés recherchés mais il est aussi, et surtout, celui qui est recensé (hyperlié) par le plus grand nombre de sites. Bref, c'est l'hyperlien qui assure la force, la légitimité, la qualité d'un site, d'un blog, d'un chat.
Dissémination de l'information, légitimation par la collectivité (qui accepte ou rejette l'information proposée), décentralisation, boucles de rétroaction, voilà autant de caractéristiques qui marquent à la fois non seulement les nouvelles structures de communication de l'humanité mais aussi les réseaux d'intelligence collective des insectes et bactéries. (p. 146-148)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

« La révolution « inhumaine » »: Entretien avec Ollivier Dyens paru dans Le Monde, 26 janvier 2008