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Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous angoisse, mais bien les lectures du monde qu'elles nous forcent à accepter (là où le cosmos n'est peut-être qu'une série de cordelettes qui vibrent, là où temps et espace se déforment par le poids des étoiles, là où disparaît toute notion de début, de fin, de limite, là où existent des horizons par-delà lesquels les lois physiques s'effondrent). Ce n'est pas l'omniprésence des technologies qui nous alarme, mais ces lectures du monde qui remettent aussi, et surtout, en question la forme, la structure, l'essence même du vivant et de l'humain (comment peut-on parler d'hommes et de femmes alors que la technologie nous dépeint l'individu comme une forme éphémère de strates instables, mouvantes et contaminées ?). La réalité technologique nous fait découvrir un univers non pas insensé, mais dont le sens ne correspond pas à notre perception biologique. La réalité technologique nous montre que l'univers est parfaitement étranger à la perception que nous en avons, que l'information que nous saisissons du monde qui nous entoure par l'entremise de notre biologie est au mieux partielle, au pire un simulacre. De cette incompatibilité naissent un malaise, une angoisse profonde : ce que nous ressentons, voyons, touchons, aimons n'est, semble-t-il, qu'une construction. C'est ce malaise que je nomme la condition inhumaine.
Ce livre n'est ni un réquisitoire, ni un manifeste, ni un pamphlet. Il se veut une lecture et une analyse de la condition inhumaine. Il ne cherchera pas à condamner ou à encenser la technologie, mais bien à utiliser la multiplication des niveaux de réalité qu'elle nous offre pour examiner le vertige contemporain. Parfois le regard posé sera heureux, parfois inquiet. Pourquoi ? Parce que ce livre se laissera guider par l'analyse de ce phénomène qu'est la condition inhumaine. Et si, parfois. cette condition inhumaine suggère d'effrayantes conclusions (l'humain est un mécanisme, l'art est un algorithme, la croissance exponentielle des technologies nous pousse vers une singularité), elle propose aussi une façon nouvelle de comprendre le monde, libérée des tensions et polarisations biologiques, culturelles et politiques bien souvent abêtissantes. La condition inhumaine nous oblige à repenser la condition humaine. Si la conception de l'homme et de la femme qui est la nôtre depuis des millénaires risque de s'y perdre, peut-être seront aussi perdues les luttes animales et violentes que l'humanité se livre à elle-même depuis toujours. Dans la condition inhumaine s'enchevêtrent espoir et désespoir, humain et machine, intention et mécanisme. La condition inhumaine est un cocon. De cette gestation nouvelle entre le biologique et le technologique émergera probablement un sens. C'est à la recherche de ce sens que se lance ce livre. (p. 15-17)

Chaque jour en Occident, et bientôt dans le monde entier, des êtres humains naissent, survivent, grandissent et meurent grâce à des machines, aux côtés de machines, dans et par des machines. Ce sont les machines qui, aujourd'hui, donnent vie et souffle à notre monde ; ce sont les machines qui, les premières, voient les enfants (par l'échographie), les soignent (de façon intra-utérine), les veillent ; ce sont elles qui, les premières, couvent nos enfants, les touchent, les regardent. Ce sont elles qui les protègent, les secourent et les rassurent. Ce sont elles qui nourrissent leur imaginaire, qui développent leur cortex visuel ; c'est avec elles que se développent de véritables relations amoureuses. Ce sont les machines qui, littéralement, enfantent notre monde. Et qui, de cet enfantement, permettent l'émergence d'un nouvel écosystème, d'une nouvelle espèce : depuis un peu moins d'un siècle, vous, moi, tous ceux qui lisent ce livre, doivent leur vie, leurs guérisons, leur agonie, leur bonheur et désespoir de moins en moins aux êtres qui peuplent leurs désirs et de plus en plus aux machines qui les veillent calmement. Depuis un peu plus d'un siècle, les machines nous donnent vie, nous peignent l'existence, nous plongent dans la mort et font de nous des êtres non pas robotiques, non pas cyberorganiques, mais différents ; des êtres qui dépendent de réseaux, de techniques et d'outils. Des êtres qui dépendent de souffles, de perceptions, de rythmes accélérés, insatiables, machiniques.
L'homme, la femme, l'enfant de cette ère ne sont humains que par leur relation aux machines. (p. 20)

Soyons clairs : nous n'avons jamais habité dans un monde fait à la mesure de l'humain. Certes, la nature est belle et douce, magnifique de couleurs, d'espaces et de grâces, mais elle est aussi cette dynamique qui génère des parasites et qui pousse les êtres à se blesser et à se tuer. La nature n'a qu'un but, se reproduire, et ne permet qu'une façon d'y arriver : en s'emparant de l'ordre contenu dans les corps. La nature n'est pas faite à la mesure de l'homme (ni à la mesure des animaux). La nature est faite à sa mesure et sa mesure est celle de sa reproduction et de sa multiplication, envers et contre tout ; envers les douleurs, les agonies, les renoncements ; contre l'amour, la tendresse, la bonté. Que des êtres aient développé la capacité de souffrir, d'avoir peur, de sentir la peine, la solitude et l'abandon, cela ne fait aucune différence. Nous vivons dans un monde qui n'a jamais été à la mesure de notre conscience, de notre capacité d'imaginer la mort, l'exil, le renoncement, la joie. Dès le premier regard vers le ciel, vers la nuit, vers le corps de l'aimé qui souffre et qui meurt, dès la première question, le premier pourquoi, l'humain a vécu dans un monde qui ignore sa nature, sa mesure. Dès que l'humain a compris qu'inexorablement tout autour de lui, un jour, s'éteindrait, il s'est exilé du monde qui l'entourait. Le dialogue que nous entretenons aujourd'hui avec les machines, la coévolution que nous partageons avec elles, le monde étrange que nous bâtissons à leurs côtés, souvent pour leurs besoins, n’est certainement pas plus démesuré que celui, indifférent et muet, dans lequel nous avons vécu jusqu'à maintenant. (p. 22)

Ollivier Dyens, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique (Flammarion, 2008)

Ollivier Dyens est né le 18 juillet 1963 à Rome.
Il est professeur au département d'études françaises de l'université Concordia à Montréal, et a publié :

- Prières : poèmes (Éditions du Vermillon, 1993)
- Chair et Métal : Évolution de l'homme, la technologie prend le relais (VLB Éditeur, 2000)
- Les Murs des planètes ; suivi de La Cathédrale aveugle (textes et cédérom) : poésie multimédia (VLB Éditeur, 2002)
- Les Bêtes : poésie (Triptyque, 2003)
- Continent X, vertige du nouvel Occident (VLB Éditeur, 2003)
- Navigations technologiques (VLB Éditeur, 2004)

voir en ligne : « De lettres et d’acier » (bleuOrange. Revue de littérature hypermédiatique, 1)