baudelot_super8.jpg

La mer se dessine un peu plus dans la solitude des membres de la famille. Il leur faut beaucoup de volonté pour ne pas s’enfuir. Les uns assis en face des autres ils se concentrent sur les gestes qui les rassemblent. Seul l’enfant leur donne de la profondeur. L’enfant fait glisser les regards lointains du père, de la mère, du grand-père et de la grand-mère vers le carrelage noir et blanc, le bassin en plastique bleu, le canard en peluche, la voiture, le patio, la plage, les corps ensevelis dans ce jour perdu dans les apparences. L’enfant invente les lieux où le regard resplendit : la salle à manger à l’heure du déjeuner, un mur où la main de l’enfant prend appui, un chemin bétonné. Ce sont des lieux que le regard du père n’aurait jamais saisis si le corps de Marie ne s’y était attardé. (p. 30)

Une plage plus une plage plus une plage. L’image se prête aux jeux de l’enfant. À ses transformations liquides et minérales. Quand l’enfant est tournée face contre terre avec l’air seulement pour supporter ses chutes. L’eau est aussi incompréhensible que la ligne d’horizon saisie en paume ouverte. La main que l’enfant tend en avant pour attraper l’étendue jusqu’au bout de l’eau. L’image observe, les pieds dans l’eau. Que dire du regard du père qui s’est définitivement tu ? Que de la lune le père préfère le fou et du fou son doigt pointé vers l’invisible. Là, il commence à comprendre. Là, dans la succession des plages. Le regard moins le sommeil. Apaisé. Moins l’effleurement d’une caresse. Ni chasteté ou empressement. Le regard assigné à sa plus calme envergure. Le cœur ne sera plus jamais bondissant. Jacques fait cette découverte de son impuissance. Sa fragilité enfin comblée par le silence. Tout le poids de ses organes tétanisés, vaincu par l’obstination de l’enfant à faire sienne la lutte du sable et de l’eau.

Une plage plus une plage plus une plage plus une plage. Le jour ne se répète jamais. L’image n’annonce rien des variations du temps. (p. 32-33)

Jacques n’a de cesse de construire la même image dans le but de recouvrir toutes les autres. Ainsi le temps ne pourra plus avoir d’emprise. Ainsi tous les membres de la famille resplendiront pour toujours. Une plage plus une plage plus une plage plus une plage plus une plage, l’espace s’inscrit dans ce cadre immuable, figé à mesure que le regard de Jacques s’attarde. Sans aucun voyage. Que le silence qui parfois s’installe. (p. 36)

Un plan de géostratégie familiale. Planter le parasol dans le sable. Protéger la glacière dans l’ombre du parasol. Disposer enfant et serviette dans un périmètre proche de l’épicentre du parasol. Les disposer de sorte que toute personne amenée à s’approcher de cette zone comprenne qu’ici tout est propriété privée sous contrôle de la mère guerrière. S’enduire le corps d’huile protection minimale. S’allonger sur les serviettes. Fermer les yeux, ne plus bouger, ne penser à rien. (p. 41)

Alexandra Baudelot, Super 8 (publie.net, 2008)

À lire aussi, dans publie.net encore, pour la vibration troublante - de mirage - de ces images avec camera super 8 de la famille - réelle ou fictive, documentaire ou rêvée : les explications para- et con-textuelles sont ici.