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Tant de mots disparaissent. Ils quittent la bouche et perdent courage, se promènent à l’aventure jusqu’à ce qu’ils soient balayés dans les caniveaux comme des feuilles mortes. Les jours de pluie, on entend leur chœur qui coule à toute vitesse :
jétaisunebellefilleNetenvapasMoiaussijecroisquemoncorpsestenverre
JenaijamaisaimépersonneJemetrouveplutôtdrôlePardonnezmoi
Autrefois, il n'était pas du tout inhabituel d’utiliser un morceau de ficelle afin de guider des mots qui sinon auraient pu vaciller avant d’atteindre leur destination. Les gens timides avaient une petite pelote de ficelle dans leur poche, mais les personnes que l’on considérait comme des grandes gueules en avaient elles aussi besoin, puisque ceux qui ont l’habitude d'être écoutés par tout le monde sont souvent perdus quand il s'agit d’être écouté par une seule personne. La distance physique entre deux personnes utilisant une ficelle était souvent petite ; parfois, plus la distance était petite, plus le besoin de ficelle était grand.
La pratique d'attacher des gobelets à l’extrémité de la ficelle est venue bien plus tard. D’aucuns disent que cela vient du désir irrépressible de presser un coquillage contre une oreille afin d’entendre l'écho toujours vivant de la première expression du monde. D'autres disent que l’on doit cette pratique à un homme tenant l’extrémité d’une ficelle qu’une jeune fille partie en Amérique avait déroulé d’une rive à l'autre de l'océan.
Quand le monde est devenu plus vaste et qu'il n'y eut plus assez de ficelle pour empêcher que ce que les gens voulaient dire ne disparaisse dans cette immensité, le téléphone fut inventé.
Parfois il n’y a pas de longueur de ficelle suffisante pour dire les choses qui ont besoin d’être dites. Dans ces cas-là, tout ce que peut faire la ficelle, quelle que soit sa forme, c'est guider le silence de quelqu'un.

Nicole Krauss, L’histoire de l’amour (2005, Gallimard, 2006, Folio, 2008, p. 213-214)