toute ligne droite n'existe que relativement à un plan
Par cgat le dimanche 20 juillet 2008, 01:50 - citations - Lien permanent
Le dealer
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi. (p. 9)Car quoi que vous en disiez, la ligne sur laquelle vous marchiez, de droite peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque vous m’avez aperçu, et j’ai saisi le moment précis où vous m'avez aperçu par le moment précis où votre chemin devint courbe, et non pas courbe pour vous éloigner de moi, mais courbe pour venir à moi, sinon nous ne nous serions jamais rencontrés, mais vous vous seriez éloigné de moi davantage, car vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace d'un point à un autre ; et je ne vous aurais jamais rattrapé car je ne me déplace que lentement, tranquillement, presque immobilement, de la démarche de celui qui ne va pas d'un point à un autre mais qui, à une place invariable, guette celui qui passe devant lui et attend qu'il modifie légèrement son parcours. Et si je dis que vous fîtes une courbe, et que sans doute vous allez prétendre c'était un écart pour m'éviter, et que j'affirmerai en réponse que ce fut un mouvement pour vous rapprocher, sans doute est-ce parce qu'en fin de compte vous n'avez point dévié, que toute ligne droite n'existe que relativement à un plan, que nous bougeons selon deux plans distincts, et qu'en toute fin de compte n'existe que le fait que vous m'avez regardé et que j'ai intercepté ce regard ou l'inverse, et que, partant, d'absolue qu'elle était, la ligne sur laquelle vous vous déplaciez est devenue relative et complexe, ni droite ni courbe, mais fatale. (p. 17-18)
Le client
(...) et la ligne droite, censée me mener d’un point lumineux à un autre point lumineux, à cause de vous devient crochue et labyrinthe obscur dans l’obscur territoire où je me suis perdu. (p. 20)Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (Minuit, 1987)
::: François Bon, « Pour Koltès : fraternité avec une place vide » (Magazine Littéraire, novembre 2000)
Commentaires
à compléter par l'horizontalité du plan où attend le dealer, et la verticalité du plan d'où vient le client, les étages allumés - plus le fait que toute la scène est censée tenir dans le temps d'un croisement de regard, Bernard s'en explique dans bouquin d'entretien - avec cette précision que "La nuit juste avant les forêts" avait été écrit dans un temps référentiel nul sans préméditation, et que 10 ans après il voulait voir, dans un dialogue non théâtre (il y insiste) si c'était possible d'utiliser ce temps référentiel nul, échange bref de regard à la sortie d'un hôtel à New York, avec un Noir accroupi, de façon volontaire... et nous 20 ans après sa mort on est encore stupéfié devant le côté racinien de ce texte, et sa belle faute de grammaire en incipit...
merci F !
cherchant une illustration cette nuit la plus pertinente que j'avais trouvé (comme toujours) était celle qui ouvre ton beau texte pour le Magazine littéraire (2000) repris dans remue.net
http://remue.net/cont/koltes_02.htm...
et je n'ai pas osé la récupérer
... tu me la prêtes ?
c'est pris à "Koltès, combats avec la scène", dans le "Théâtre d'aujourd'hui" qui inclut aussi CD d'extraits audio et diapos - ça reste un des beaux témoignages... ce qui est le plus étonnant chez Koltès, quand on lit ses "Entretiens", c'est qu'il a manifestement conscience de ce qu'il met en oeuvre, alors que les questions ne peuvent pas l'entrevoir (aucun de nous, je pense, encore vers 87-88, on ne s'en rendait vraiment compte - Minuit a publié "la nuit juste avant les forêts", dont j'ai un "carbone" offert par Serge Valletti, après "Solitude"...) - toujours ce souvenir de discussion sur Balzac avec Bernard, hanté par prose narrative
sur "la nuit" il y a aussi le texte d'Arnaud Maïsetti chez Publie-net.
plus autour que sur peut-être
amusant ou curieux, j'avais extrait les mêmes passages dans mon petit carnet, marqué "parcourir la nuit".
sans doute, pop, parce que ce sont de beaux passages ... où lignes et labyrinthe m'interpellent
en effet, brigetoun, d'ailleurs je l'avais senti très influencé par Koltès (entre autres) le texte d'Arnaud Maïsetti
Ce texte à la relecture: rien d'immobile dans la posture mais tout dans l'anticipation...la bipèdie...un saut aprés la quadripèdie...un pas de plus...la Danse... une capoiera en shadow... un moment inoubliable n'est ce pas?