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Le dealer
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi. (p. 9)

Car quoi que vous en disiez, la ligne sur laquelle vous marchiez, de droite peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque vous m’avez aperçu, et j’ai saisi le moment précis où vous m'avez aperçu par le moment précis où votre chemin devint courbe, et non pas courbe pour vous éloigner de moi, mais courbe pour venir à moi, sinon nous ne nous serions jamais rencontrés, mais vous vous seriez éloigné de moi davantage, car vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace d'un point à un autre ; et je ne vous aurais jamais rattrapé car je ne me déplace que lentement, tranquillement, presque immobilement, de la démarche de celui qui ne va pas d'un point à un autre mais qui, à une place invariable, guette celui qui passe devant lui et attend qu'il modifie légèrement son parcours. Et si je dis que vous fîtes une courbe, et que sans doute vous allez prétendre c'était un écart pour m'éviter, et que j'affirmerai en réponse que ce fut un mouvement pour vous rapprocher, sans doute est-ce parce qu'en fin de compte vous n'avez point dévié, que toute ligne droite n'existe que relativement à un plan, que nous bougeons selon deux plans distincts, et qu'en toute fin de compte n'existe que le fait que vous m'avez regardé et que j'ai intercepté ce regard ou l'inverse, et que, partant, d'absolue qu'elle était, la ligne sur laquelle vous vous déplaciez est devenue relative et complexe, ni droite ni courbe, mais fatale. (p. 17-18)

Le client
(...) et la ligne droite, censée me mener d’un point lumineux à un autre point lumineux, à cause de vous devient crochue et labyrinthe obscur dans l’obscur territoire où je me suis perdu. (p. 20)

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (Minuit, 1987)

::: François Bon, « Pour Koltès : fraternité avec une place vide » (Magazine Littéraire, novembre 2000)