Il y a eu la langue de bois et il y a maintenant la langue de muesli, de marshmallow, de bouillie, de télé, qui règne seule. Nous en avons plein la bouche et plein les zoreilles (ou zoneilles ; l’un et l’autre se dit, ou se disent).
Il faut (c'est notre devoir républicain) faire quelque chose. Et qui peut faire quelque chose ? la poésie, par le truchement (voilà un beau mot ; les troubadours disaient « drogoman » ; cf. Peire Vidal) des poètes (ils sont là pour ça). Il n'est plus temps de rénover la langue, il n'est plus temps de la reconstruire, il n'est plus temps de la refonder. Il faut la faire re-être. Il faut re-singulariser les mots, leur restituer leur pristine splendeur (je vois avec horreur que ce mot n’est pas dans le dictionnaire ; s’agirait-il d’un mot anglais ? je n’ose y croire).
Il faut donc les mettre en forme, les placer dans une forme poétique. Il faut sonder les couches géologiques du langage, faire la paléontologie des langues. Il faut reconstituer ces fossiles qui sont les témoignages des plus anciens monuments poétiques de l'humanité. Il faut cloner les mammouths langagiers enfermés dans le permafrost des traditions figées.

Jacques Roubaud, « Rumination de la morale (élémentaire) » dans « Trois ruminations », Bibliothèque Oulipienne, n°81, 1996, p. 22