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18 Un jour, vers le milieu des années 60, saisi d'une de ces crises de naïveté outrecuidante dont sont coutumiers les scientifiques, ayant travaillé mathématiquement quelque temps sur les modules algébriques de la syntaxe générative déployés par Marco Polo Schützenberger
18 1 immortalisé par Boris Vian en le personnage de 'l’affreux docteur Schütz'
19 ayant cru ouïr en une rumeur qui était parvenue jusqu'à mes oreilles mathématiques, que I’inconscient avait quelque chose à voir, structurellement, avec le langage, j’écrivis, à la suite d'un article que je lus dans le journal Le Monde, cet organe sacré de I’opinion, une lettre au docteur L., où je lui demandais
19 1 confraternellement
19 1 1 confraternellement dans mon esprit, je n’employai pas, bien sûr, cet adverbe dans ma missive
20 si, peut-être, il ne pensait pas que quelque syntaxe chomskyenne
20 1 et surtout post-chomskyenne
21 pouvait être utile dans sa partie.
22 Quelques jours plus tard, le téléphone sonna. Je décrochai
22 1 en ces temps-là, je répondais au téléphone
23 et dis : « Allô »
23 1 c'est ainsi qu'on dit généralement ; c'est l'équivalent de holo en espagnol ou pronto en italien, etc. ; on n'avait pas encore inventé le répondeur à cette époque, qui répond des choses généralement peu intéressantes
23 1 1 généralement, mais pas toujours ; je me souviens d'une exception ; la voix d'un répondeur, féminine, très douce, disait : « je suis tout seul ! Laissez-moi un message ! »
23 2 Quand je téléphone et que je tombe sur un répondeur, je raccroche immédiatement, tant je suis intimidé. Je n'insiste que quand j'appelle Claude Royet-Journoud parce que je sais que, si le repondeur est mis, c'est le plus souvent qu'il est Ià et il choisira de répondre, ou pas, en entendant le message. Un jour où il n'était pas là, je laissai le message suivant : « Ce message vous est offert par l'AILCR. Pour connaître le contenu de votre message, raccrochez et attendez le message suivant. » Je raccrochai et recommençai, cinq fois de suite, la même opération. La sixième fois, je dis : « Ici l'AILCR, Association internationale de lutte contre les répondeurs. Vous êtes le premier bénéficiaire de notre operation saturation. »
23 3 Ce fut mon premier essai de 'répondeur-art'.
24 Je décrochai donc et dis : « Allô. » Là-bas, à l'autre bout du fil, comme on dit, une voix dit : « C'est moi. » Il y eut un long et certain silence, au bout duquel la voix reprit la parole et dit (je crois) : « Lacan. » C'était lui. II me dit ensuite : « Il faut que nous parlions » ; et il me donna rendez-vous chez lui pour le lendemain. Quand je me présentai
24 1 c'était tout a côté de l'endroit où habitait autrefois Tristan Tzara auquel quelques jeunes idiots de mon genre rendaient parfois visite en 1951-52, histoire de se faire montrer les fameuses épreuves d’Alcools
25 il parut surpris de me voir : il me dit qu'il avait à faire à la librairie La Hune et m'invita à l'accompagner. II acheva de s'accoutrer et nous partîmes. Nous marchions côte a côte, lui perdu dans ses pensées, moi attendant qu'il amorce cette 'parlerie’ annoncée par son coup de téléphone. Nous prîmes la rue des Saints-Pères, nous tournâmes dans le boulevard Saint-Germain ; toujours sans un mot de sa part, ni du mien. En arrivant à la librairie, il me tendit la main en silence.
26 Je ne l'ai jamais revu.

Jacques Roubaud, Impératif catégorique (Seuil, 2008, p. 128-130)

Pour saluer l’excellente initiative de Sébastien Smirou, écrivain et psychanalyste : interroger Jacques Roubaud sur sa thèse « Non-Inc » : « Je n’ai pas d’inconscient » (p. 141, juste après la « non-parlerie » ci-dessus). C'est en une introduction et trois épisodes, là :

« Pourquoi un entretien avec Jacques Roubaud »
« Crise de vers et découverte de l’inconscient »
« Si les japonais n’ont pas d’inconscient, moi non plus »
« Le rêve n’existe pas »