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En même temps que je continue à raconter mon parcours mathématique, avec pour horizon, dans cette demi-branche, troisième tiers maintenant, le moment de ma thèse, je cherche à voir, comme j'ai dit, où en est ma mémoire. Je ne perds jamais cet objectif de vue. Eh bien, ma mémoire, elle va mal. Je suis passé, sans bien m'en rendre compte au début, d'un état d'incertitude 'locale' sur la position des événements dans le passé à la constatation, oh combien regrettable, de la disparition de vastes secteurs du souvenir. Mais ce qui m'irrite le plus, c'est mon incapacité à situer chronologiquement, à l'année près! à deux années près quelquefois même!, des souvenirs que je conserve et que je veux rapporter. Dans un accès de faiblesse, je suis allé interroger Pierre Lusson, puis je suis allé interroger Bernard Jaulin. Je me suis rendu compte que leurs souvenirs étaient encore moins précis que les miens. Et qui plus est, ils s'en fichaient. Bernard me l'a dit on ne peut plus clairement. Cette entorse à mon protocole prosaïque, j'aurais pu l'éviter. Si je me trompe gravement, tant pis. J'ai d'autant moins d'hésitation à revenir au strict principe de non-vérification externe de mon souvenir que le statut de la demi-branche présente sera, selon toute vraisemblance, d'échapper à l'impression. Les autres morceaux de mon récit ont été publiés, depuis 1989, aux éditions du Seuil, dans la collection 'Fiction & Cie' que dirigeait Denis Roche. J'écris 'dirigeait' car, depuis quelques mois, il n'en est plus le responsable, ayant pris sa retraite. Au mois d'octobre 2004, il lui fut rendu l'hommage d'un cocktail de départ à la Maison de l'Amérique Latine, boulevard Saint-Germain. La veille le journal Le Monde l'avait interrogé. À cette occasion, la journaliste présentait un bilan de la collection qu'avait animée Denis Roche. Je vis avec intérêt que j'étais entièrement absent de cette évocation. J'en conclus que je devais peut-être prendre acte de cet effacement et ne pas chercher à ennuyer le successeur de Roche en lui présentant un volume de la suite, ce que cependant j'ai fini par faire. Je me disais que je pourrais le confier au site de l'Oulipo. Ce n'est pas qu'elle présente la moindre difficulté pour l'édition. Il n'y a ni couleurs ni parenthèses superposées, aucune bizarrerie typographique. De toute façon, la branche 5, dans ses versions 'longue' et 'trèslongue', sera également absente des librairies. Je crains fort qu'elle ne soit aussi absente de l'écran des ordinateurs. Le site de l'Oulipo, accessible à l'intervention personnelle de chaque oulipien, est de fabrication plutôt complexe, et il est hors de question qu'il puisse accommoder mes fantaisies. Well? Je ne sais si j'aurai le courage et les ressources financières adéquates pour me faire fabriquer un site personnel. Il est vrai que j'y songe depuis longtemps. Que depuis longtemps je rêve d'un état de mon texte où je pourrais faire jouer des contraintes pour le lecteur, avec des développements cachés, accessibles seulement à ceux qui seraient en mesure de résoudre quelques puzzles construits à partir de contraintes oulipiennes. J'y pense, j'y pense, mais j'hésite et finalement ne fais rien en ce sens.

Jacques Roubaud, Impératif catégorique (Seuil, 2008, p. 204-205)

... well ? il me paraît urgent que quelqu'un de compétent en crayons de couleur numériques lui vienne en aide, non ?