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Souvent je prends le prétexte d’une promenade dans les vignes pour marcher aussi longtemps que le fil noué de ma pensée en a besoin. Marcher longtemps permet aux pensées de ne plus s’enrouler sur elles-mêmes, de se fixer, par je ne sais quel mystère d’écriture sans encre. Comme si marcher c’était écrire. Comme si mes pas imprimaient les mots quelque part, mais où, je ne sais pas, pas dans la terre des vignes, mais dans une matière invisible autour de moi, étrangement solidaire de ma mémoire. Un dedans qui se met dehors. Je marche, le vent d’automne remue les rosiers au bout des rangées, je pose mes pensées, elles ne se rembobinent plus, elles sont écrites, inscrites, je me souviens d’elles. Aller et venir dans ces rangées de ceps, changer de lignes et de couleurs, d’un côté vers l’ouest, et retour à l’est, soleil en face, soleil derrière, et je me retourne, comme les nageurs font leurs longueurs, après avoir fait le tour des rosiers tiédis par le vent. Aller et venir, dans ses couleurs, et des lignes d’odeurs qui changent avec la saison, l’heure et le vent, penser en boustrophédon, à l’air, dehors. (p. 19-20)

Je les imagine très bien, nos invitées, discutant d’une pose de french en institut pour s’autoriser un regard sur les pieds de celle de La Pénibe, et mentalement enregistrer le prochain commérage entre soi, délicieusement grossier et anecdotique. Ou peut-être même un article sur un blog, elles en tiennent toutes un, ça les occupe, et leurs maris font semblant de s’intéresser, leur demandent d’anonymer leur verve, pour dénigrer sans crainte. Les photos et les exploits des bambins, quelques confidences, beaucoup de recettes et trucs et astuces. Je peux déjà mentalement lire le billet d’humour, elles sont si prévisibles. Toute une note sur les pieds de notre invitée. Une note détaillée sur le vernis pâteux des orteils, l’épaisseur de la peau des talons, l’épilation bâclée. (p. 43-44)

C’est quoi, la matière des livres, si ce n’est pas juste de l’écorce manipulée.
D’un livre, on croit toujours en connaître les limites, comme pour les parcelles. Mais d’un livre, on n’en finit jamais d’en sortir, on n’en finit jamais d’y entrer, d’y revenir. C’est plus petit mais plus profond que les parcelles des vignes, les terrasses des châtaigniers.
Oui, c’est ça. Dans son carnet c’est profond entre deux pages et même entre deux lignes, deux phrases, deux mots, et moi je vais y tomber, parce qu’écrire c’est toucher à l’insupportable. (p. 114)

Les mots, je crois bien que ça peut remplacer les fils pour les sutures des plaies. Mais trouver les mots c’est bien plus dur que la couture, que passer le fil dans le chas. J’adore ça, passer le fil dans le chas des aiguilles, alors que maman et mamie elles détestent. Elles n’ont pas ma patience. Elles m’appellent au bout de leur patience pour continuer avec le début de la mienne. Mamie dit toujours, vas-y ma fille, moi ça me mets les nerfs. Je passe le fil. Je le lui rends.
Mais les mots c’est bien plus compliqué. (p. 149)

Emmanuelle Pagano, Les Mains gamines (POL, 2008)

Emmanuelle Pagano est splendide en couverture du Matricule des anges (ce qui lui donne des ailes) et son roman (en dépit des craintes que je formais à l'annonce d'un sujet aussi « littérature à l'estomac ») est magnifique : mais pourquoi ce coup d'arrêt brutal de son blog, où nous avons pu découvrir Les Mains gamines, au fil des relectures par les uns et les autres ? quelqu'un le sait-il ?

::: Martine Laval (Télérama)
::: Aurore Lesage (Parutions.com)
::: Didier da Silva (Les idées heureuses)