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Jacques n'est pas mécontent que j'aie reconnu l'excellence de la cabane aux outils romanesques pour écrire. Il s'en flatte avec ironie comme d'un savoir-faire d'amant. Munich d'où je reçois des nouvelles de Zita, Paris où je retournerai un jour, il se conduit comme si ces villes n'existaient pas, comme si je n'existais pas hors du Sumac.
Écrire, affirme-t-il, est une vanité d'idéaliste, la survivance d'une époque où l'on pensait la chose écrite capable d'expliquer, justifier ou réprouver l'ordre du monde. Doit être cependant, il l'admet, un passe-temps agréable et gratifiant pour une femme qui a besoin de gagner sa vie, surtout si elle écrit des romans, et vaut toujours mieux que se faire entretenir par un macho ou exploiter par un patron tout en jouant les émancipées.
Les considérations sur les femmes, sur le roman, auxquelles Jacques, comme tout un chacun, se croit autorisé, m'indiffèrent. À se mettre en tête de les contester point par point on ne fréquenterait plus personne.
Il s'amuse des mises en condition émotionnelles dont j'ai besoin avant de commencer à écrire mais il protège mon temps de travail :
- Ne la dérangez pas, elle écrit.
Mes scrupules sur le vocabulaire de la haine et de la douleur le laissent froid mais il défend mon repos :
- Faites moins de bruit, elle a écrit toute la nuit, maintenant elle dort.

Dix mots par ligne, trente lignes par page, trois cents mots sur une page, je compte l'avancée de mon travail chaque nuit : mille, mille cinq cents mots, selon l'énergie.
Se tenir immobile jusqu'à l'engourdissement précède le saut dans le texte. Attendre le temps qu'il faut. Regarder devant soi sans rien voir. Ne penser à rien. Ne plus rien entendre. Voilà. L’arc d'une légère crispation parcourt la colonne vertébrale, s'empare des épaules, se répand dans les bras, redresse la nuque.
En haut, tout est bleu. En bas, noir sur blanc. Je me tiens au plus près du texte, à l'extrême limite de son apparition. Le monde entier est présent, tout le néant possible est là.
Attendre encore.
Je le sais, à la moindre intention tout disparaîtra. Une ligne va se tendre, déterminer le soulèvement d'une image.
J'entends un grondement. Un torrent gelé apparaît. Je brise un éclat de sa cascade éblouissante, il brille comme un miroir, c'est une loupe, je la lance vers les objets célestes.

Dominique Dussidour, Le Risque de l’histoire (Laurence Teper, 2008, p. 131-132)

Dominique Dussidour est née à Boulogne-Billancourt en 1948.
Elle est aussi l’auteur de :
- Portrait de l’artiste en jeune femme : roman (Grasset, 1988)
- Les Mots de l’amour : roman (Grasset, 1991)
- Histoire de Rocky R. et de Mina : roman (Zulma, 1996)
- Journal de Constance (Zulma, 1997)
- Bleu palémoine (Les ennemis de Patterne Berrichon, 1997)
- L’alouette lulu (Dont acte I) : roman (Éditions des Syrtes, 2000)
- Desseins de la nuit (Peauésie de l’Adour, 2000)
- Les Matins bleus : roman (La Table ronde, 2002)
- Les couteaux offerts (Dont actes II) : roman (Éditions du Rocher, 2003)
- Si c’est l’enfer qu’il voit. Dans l’atelier d’Edvard Munch, Gallimard, « L’un et l’autre », 2007)
- Matériaux pour un roman (publie.net, 2008)
Elle est aussi membre du comité de rédaction et préside depuis septembre 2006 l’association remue.net.

::: « Comment la guerre s'incorpore-t-elle à l'acte de lire et d'écrire ? », un article de Cathie Barreau.