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On les appelait les Occidentaux, parce qu'ils avaient cette obsession de partir vers l'Ouest. On peut se demander pourquoi l'Ouest, plutôt que l'est ou le sud - un indice, peut-être : les vents dominants sur le globe soufflent d'ouest en est. On peu, donc penser qu'ils aimaient l'adversité.
Ce qui les rassemblait, c'était cela. Ce n'était que cela : l'adversité.
Il y avait là toute leur témérité, toute la tristesse de leur condition : ils partaient indéfiniment vers le ponant, quitte à finir par ne rien y trouver. Quitte à y perdre la raison. Colomb fut moins enfermé pour les atrocités qu'il avait fait subir à ses colonisés que parce qu'il avait trouvé l'Ouest et fermé une terrible boucle. (p. 22)

On se demandera peut-être un jour pourquoi personne ne s'était alors inquiété de l'invention de Jobs. Après tout, rappellera-t-on, cela se passait en 1976, l'année d'Orwell approchait. Mais l'Occident, pourtant si terrifié par les grosses machines omniscientes d'Atanasoff, fut rassuré par ses gentilles lampes : il les avait habillées de blanc, leur avait donné les dimensions et la docilité d'un animal domestique. Leurs noms aussi rassuraient ; ils faisaient penser à des fruits, des biscuits ou des imperméables.
Seul leur prix de vente, de six cent soixante-six dollars, surprit un peu.

Jamais aucune société n'avait grandi aussi vite que celle de Jobs. La manière dont ces petites boîtes s'étaient répandues avait quelque chose d'épidémique. Or, même la science-fiction omit de réagir. Rassurée par les gentils Macintosh, elle se tourna vers les soucoupes volantes, vers les clones... Personne n'avait compris que, en éparpillant ainsi l'intelligence à travers ses personal computers, Jobs avait entamé le morcellement de l'Occident. (p. 80-81)

L'Occident s'inspira une dernière fois de la Grèce antique en 1947, lorsqu'un mathématicien du nom de Claude Shannon bâtit sa théorie de l'information d'abord, Shannon y décrivait comment démonter le vivant en petits morceaux qu'il appela digits, ensuite comment le transporter sur des distances considérables en s'aidant de la lumière ; enfin, comment reconstituer le tout - ou du moins comment en donner l'apparence. Le prestidigitateur précisait tout un lot de précautions à suivre quant à la composition de ses mosaïques.

Les fragments de Shannon, comme les lampes de jobs, intéressèrent beaucoup les industriels. Du son hi-fi à la télévision haute définition, du téléphone à l'imagerie digitale, il n'y eut bientôt plus une seule onde qui ne fût chargée comme un baudet de ses tesselles de lumière.
On parla de révolution digitale. Les travaux de Shannon furent comparés à ceux d'Einstein. Un jour, ils seront peut-être comparés à ceux d'Oppenheimer, le père de la bombe atomique.

On sait peu de Shannon lui-même. L'homme était jongleur, acrobate, autant qu'il était mathématicien. Il aimait, à l'instar de ses mosaïques de lumière, se disperser.
Les avatars de la théorie de Shannon furent innombrables. Ses mosaïques établirent une illusion de la réalité si parfaite qu'on finit par préférer les fragments de lumière à la réalité qu'ils entendaient copier ; le temps où l'on passait sur les écrans de Shannon parce qu'on était célèbre avait désormais cédé la place à un autre, où y apparaître suffisait à le devenir. On réunit ces paradoxes sous le nom de Société de l'information.
Tout y était permis et tout y était égal - une publicité pour le dernier Hummer suivait sans transition un reportage sur le génocide au Rwanda - tesselles de même durée, de même taille et de même éclat : il s'agissait toujours d'une seule et même image, aussi creuse, aussi émouvante.

Au temps de la Rome antique les mosaïques avaient annoncé l'éparpillement de l'Empire. Désormais c'était l'Empire lui-même qui n'était plus qu'une gigantesque mosaïque. On déplorera un jour que jamais l'éclatement universel n'ait été aussi décelable, aussi imminent, et que, malgré cela, nul ne sut l'empêcher. (p. 84-86)

Depuis trente ans l’analphabétisme progresse. L’autisme, la maladie du silence, se propage comme une épidémie. Au cours de l’an 2000, les psychiatres attirèrent l’attention des CEO des plus grands groupes de communication de la Silicon Valley, sur le fait que leurs employés, habituées à ne plus communiquer que par email et Instant Messaging, ne se parlaient plus. Les CEO se risquèrent jusque dans la pénombre des bureaux paysagés de leurs empires. Ils surprirent des voisins de cubicle en train de converser par ordinateur interposé. Ils les entendaient respirer. Ils entendaient le bruit des doigts qui sur le clavier tapaient chaque lettre de leur conversation. Effectivement, plus un seul mot n'était échangé. Les CEO trouvèrent à leur tour cela inquiétant, ce silence, cette nouvelle grande muette. Les chefs des nouveaux temples de la communication imposèrent que, un jour par semaine, leurs employés se parlent. (p. 102-103)

Les croyances des peuplades indiennes choquèrent les premiers missionnaires franciscains qui débarquèrent en Amérique au dix-huitième siècle : les cultes primitifs de ces indigènes, rapportèrent-ils, causeraient leur perte. Pour ces sauvages tout était vrai, tout était faux ; ils étaient en permanence plongés dans un univers d’esprits, d’ondes bénéfiques ou malfaisantes. Ils ne différenciaient plus le rêve du réel. Les moines s'empressèrent de convertir ce peuple de schizophrènes.
Ils s'empressèrent ensuite de bâtir un monde à leur image. Et ce monde ne fut précisément plus que cela : une image. (p. 111-112)

Jérôme Baccelli, Tribus modernes (éditions du Rocher, 2008)

Ce livre étrange et troublant décrit en une mosaïque de fragments un monde dont il déplore l’irrémédiable fragmentation en cours, juxtaposant morceaux d'histoire, récits mythiques et tesselles d'aujourd'hui, les inventions de Steve Jobs, Claude Shannon, Bob Metcalfe ou Bill Gates et les légendes des indiens Ohlones, dont les tombes des ancêtres ont été profanées pour construire les bureaux de la Silicon Valley.

Jérôme Baccelli est français, informaticien, et réside à San Francisco.
Il a publié aussi Dictionnaire de la pensee oblique (Cylibris, 2002)

::: à lire en ligne : Martine Laval, « Go to the Nouveau Monde » (Télérama, 2 septembre 2008).

::: post-scriptum : et La Lettrine met aujourd'hui en ligne un entretien avec Jérôme Baccelli.