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Six ans passés à mobiliser, chaque jour, l'énergie éperdue qu'il faut pour oublier les siens. Dans ce stand de tir qu'étaient devenues mes annales, Assan fut longtemps la cible impossible à coucher. Dans un premier temps, son souvenir s'acharnait à écheveler mes plaines d'ennui religieusement fomentées à Paris auprès d'Antoine et des princes noirs de l'hôtel où je travaillais. On imagine que le temps suffit mais l'oubli est une entreprise qui requiert une discipline hors pair. Le cerveau se mue en une galerie des glaces, mille miroirs trompeurs, certains couloirs à éviter, heurts et contusions insoupçonnés. Le trouble que celui d'avoir à se méfier des torsions de sa mémoire, toujours plus excitée par une réalité, pourtant neuve et différente, est inouï.
Alors que, carcasse inconsciente, on croit s’être mis à l’abris des assauts du souvenir, l’ivresse syncrétique plante ses barreaux, au détour de l’anodin. Profitant d’une nanoseconde de négligence, une note insurgée s’échappe du magma musical vomi par une station de radio française et renvoie à une soirée estivale solaire. Ou bien, une pathétique fragrance de cheveux mal lavés paresse dans une rame de métro et convoque un secret partagé. L'oubli est une guerre perdue d'avance, puisque offenseur et défenseur proviennent de la même matrice : soi. Un conflit inutile et enragé qui fut le mien durant six ans. (p. 80-81)

Face à face, nous baignons maintenant dans un silence plus épais que la lave. Un volet mal attaché s'acharne contre la vitre de la cuisine. Elle se demande. Comment faut-il faire ? Je jurerais que l'extrémité de ses doigts s'est empourprée. De ses mains honteuses, Elle remet de l'ordre dans ses cheveux et dans sa lumière, un peu trouble. Je ne ressens rien. Je n'ai pas peur. Je suis certaine maintenant de vouloir la voir mourir, empêtrée dans son costume de femme. Elle hésite, toussote. Puis se souvient. Elle avance vers moi, pour me piéger dans ses bras. C'est comme ça qu'une mère doit faire. Peu importe l'histoire, peu importe l'absence. Une mère digne de ce nom accueille son enfant au creux de ses bras. Si étranger soit-il. Je suis une bonne mère. Je la devine se chanter sa rengaine. Elle me fait penser au cancre qui relit sa table de sept juste avant un contrôle et l'oublie, un peu mieux, deux heures plus tard. Elle l'a déjà fait, si souvent. Un épisode me revient en mémoire. Une nuit brûlante de juillet, nous rentrions par la plage d'une fête chez les Maleski. C'était un moment adulé. On était capable de stationner, n'importe où, à boire le plus tard possible, pour se l'offrir, la promenade sur le sable, grise et flattée par l'aurore. Ce soir-là, entamés par le whisky, nous riions des serpentins enivrés que nos pas laissaient sur le sable. À quelques coudées du cabanon, on s'était arrêtés pour se baigner, avant de dormir. Assan, toujours plus prompt que moi à se dénuder, courrait déjà, à poil, dans le sable. J'enlevais ma culotte quand j'aperçus un couple dans l'eau. Mon frère se trouvait alors à quelques mètres d'eux. Il ne les avait pas vus. Une femme semblait se blottir dans le creux d'un homme, pour se protéger des regards et du jour qui venait. Nos vêtements à mes pieds, je pouffai, guettant l'instant où Assan les verrait. Mais il se détourna et n'osa plus le moindre mouvement. La pudeur n'était pourtant pas une des qualités les plus évidentes de mon frère. Je m'attendais plutôt à l'entendre rire et crier pour m'inviter à le rejoindre. J'ai remis mon tee-shirt et me suis approchée. Je n'ai pas pensé à ma culotte, avachie sut le sable. Dans les vagues, je la trouvai. Nue, avec un homme qui, même en plissant mes paupières de myope, ne ressemblait décidément en aucun point à Andrew. Un silence de mémorial nappait les flots. Assan sortit très lentement de l'eau, mit une main sur son sexe, baissa les yeux. Nous battîmes en retraite, d'un seul et même élan, sous le ciel tacheté d'étoiles. On ne prit pas le temps de se rhabiller. Nos pas étaient devenus vifs et précis. Je pensais à mon père à Paris. Assan ne pensait à rien. Les foulées de notre mère qui courait se nichèrent derrière nous. Nue, grelottante, Elle nous prit dans ses bras humides et nous cracha ses insanités. C'était des bêtises, ce n'était rien, Elle voulait être une bonne mère, Elle le jurait, est-ce que je suis une bonne mère, les enfants ? Elle nous embrassait, nous serrant fort contre son torse nu. Sans colère, j'étais ankylosée par la gêne. On était nus. Tous, nus. Mère, fils et fille, nus. Et on échouait à déceler chez cette femme aux seins magnifiques étoilés de gouttelettes d'eau de mer et aux joues rougies par l'amour, la trace d'une mère. Je suis une bonne mère. Derrière le tableau de famille naturiste, Adam Catz-Wurtzel se rhabillait prestement. Il sautillait, le pied coincé dans la jambe de son pantalon de lin blanc, évitant de regarder qui que ce soit.
Maintenant, elle me serre dans ses bras. Pas une mère, un échafaudage arachnéen. Assan est parti se changer. un frisson me marbre l'échine. La glacière aux langoustes commence à peser son poids entre mes bras. Elle sépare nos deux corps et rend la respiration difficile. Mère et fille, dans une étreinte givrée, tanguent au bord d'une falaise de silence. Je peux sentir son parfum dans son cou. Ce soir, les femmes ont peur et leur parfum devient fort. L'air est saturé de fragances paniquées. Le visage échoué sur l'épaule de Véra, je les renifle toutes, ces peurs. Au fond à droite, accoudée au meuble carbonisé, celle de June est marine. (p. 106-108)

Aude Walker, Saloon (Denoël, 2008)

Un autre western, familial celui-ci, et animé par une écriture dense, rythmée, parfois une peu lourde, souvent surprenante.

Aude Walker est née en 1980. Saloon est son premier roman et lui a valu le « prix du Premier roman du Doubs » ; il figure aussi dans la deuxième sélection du prix de Flore.

::: Jean-Louis Kuffer, « Ballade de la mal aimée » (22 août 2008)
::: Thibault Malfoy, « Aude Walker me coince dans son Saloon, je m'évade par la fenêtre des toilettes » (30 septembre 2008)