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On peut mettre un tas de choses
matérielles
et immatérielles
dans un trou
il est d'ailleurs primordial
de ménager dans son existence
des espaces vides
afin de se donner le loisir
de les remplir.

Une existence pleine
est une existence dans laquelle
on a su trouver la bonne équation
entre le trou et son comblement.

Si on comble trop vite
les spécialistes vous le diront
on risque
de ne pas prendre suffisamment en compte
les fondations.

Mais si on laisse trop longtemps à l'air libre
cela produit des désordres et des déséquilibres
qui peuvent ensuite
causer dégâts et préjudices
irréversibles

tout est question de calendrier. (p. 24-25)

Les anciens ne sont pas revenus sur le site. Ils sont restés chez eux. Ils ont pensé à autre chose. Ils ont poursuivi leur existence ailleurs. Ils ont dit la vie continue, ça ne s'arrête pas à, le service a été fermé mais heureusement y a pas mort d'homme. Quand les travaux de réhabilitation ont commencé, on leur a proposé de visiter mais rares sont ceux qui se sont manifestés. Avec le temps, forcément, y avait eu mort d'hommes. Mais aussi de la réticence. De la crainte. De l'émotion. Revenir là où on a travaillé pendant plusieurs décennies pour quoi faire. Pour voir quoi. II n'y a rien à voir. C'est troué. C'est cassé. C'est bouleversé. C'est détruit. C'est creusé. C'est traumatisé. À quoi ça sert de venir. C'est ouvert. C'est blessé. C'est plein de cicatrices. C'est bétonné. C'est transformé. C'est méconnaissable. (p. 43)

Il y a beaucoup de monde qui travaille au 104 de la rue d'Aubervilliers. Mais il y en a moins que par le passé, quand le 104 était une entreprise de Pompes funèbres qui marchait bien, qui était active, qui était rentable. À l'époque, mille cinq cents employés environ venaient chaque jour sur le site, qui pour découper le bois, qui pour vernir les cercueils, qui pour coudre les tentures, laver ou réparer les corbillards, nourrir les chevaux puis les moteurs, choisir et recevoir les fournisseurs, visiter les chefs d'atelier, parler aux familles, aller chez le coiffeur, manger à la cantine, faire cirer ses bottes ou draguer les secrétaires. C'était une activité tous azimuts qui mettait aux prises des vivants bien entraînés, entreprenants, joyeux, blagueurs, souvent alcoolisés et presque essentiellement de sexe masculin, avec la mort. (p. 54)

Le 10 mars, monsieur P. me rencontre par hasard sur le chantier. Notre entretien doit avoir lieu le lendemain. Il me demande, me semble-t-il avec une pointe d'inquiétude, ce que j'attends de notre rendez-vous et comme je réponds que je n'attends rien de particulier il paraît plus inquiet encore. C'est exactement comme si j'allais chez le psy, me dit-il, d'un ton où se mêlent l'amusement et le reproche. (p. 69)

Le 15 juin, je constate que certaines des personnes ne me parlent vraiment que hors micro. Je ne sais pas s’il faut restituer ce qui n’est pas enregistré ou s’il faut s’abstenir. (p. 93)

Olivia Rosenthal, Viande froide (Lignes, 2008)

Viande froide est un beau texte impressionniste, qui parle d’un chantier mais aussi de toutes autres choses, les vies, la vie, le travail, la mort ; il a été composé à partir de rencontres et d’entretiens avec des ouvriers travaillant sur le chantier du 104, nouveau « lieu » parisien, et d’anciens employés du Service municipal des Pompes funèbres qui occupait auparavant cet espace ; il donne actuellement lieu à une installation sonore sur place.

Olivia Rosenthal est née en 1965 à Paris

::: « Traverser » dans le n°1 de la revue du 104
::: sur On n’est pas là pour disparaître (Verticales, 2007)
::: un bel entretien pour Auteurs.tv (mars 2008) :