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C'est un homme qui vit continuellement dans la peur, mais personne d'autre qu'elle ne le soupçonne. Même avant Martin, il était incroyablement fragile, dans le doute, le trouble, la systématique dévaluation de lui-même, l'impossible quiétude. Seule sa femme, son alliée, sa confidente, le sait. Les autres non. Par exemple, ceux avec qui il va devoir batailler dans quelques instants, ses associés, ses actionnaires, eux, il saura les époustoufler par son éloquence, son autorité avisée, son sens de la formule, cette capacité d'être à la fois diplomate et convaincant. Chacun, depuis trente ans - déjà à l'Université -, l'admirait pour ses qualités : « Ce Maisne, quel type ! » Et s'il n'avait jamais voulu d'amis trop proches, c'était justement pour que personne ne s'aperçût que, sous son impressionnante carapace d'homme d'affaires, il n'y avait rien, rien que du sable ; même pas du sable : de la glaise, infiniment modelable. Et la peur qui l'étreint chaque nuit, et la peur qui le ronge dès qu'ils se retrouve seul. L'insupportable folie du remord qui le submerge lorsqu'il est sans activité, livré à la vacance de la réflexion.
Seule Jeanne a su le démasquer et l'aimer pour ce qu'il est, sans réserve, irréversiblement. Jeanne la magicienne, Jeanne la prodigieuse. Jeanne. Sans elle, il se tuerait. Jeanne. (p. 20-21)

Avant de le rencontrer, elle n'était rien. Sinon cette petite fille modèle version comtesse de Ségur. Élève studieuse, elle joue du violon, fait de la danse classique, est habile de ses mains et résistante à l'effort. Elle recueille tous les suffrages, surtout ceux de ses parents, qui la citent sans cesse en exemple auprès de sa sœur aînée, Alice, tellement plus indisciplinée qu'elle. Personne ne voit qu'elle est atteinte d'une maladie mortelle qui va sans doute un jour l'emporter ; une maladie qui la ronge : l'ennui. Elle ne se souvient que de cela du plus loin qu'elle cherche : une lassitude et un désintérêt pour tout.
Effrayant à quel point elle s'ennuie. Épuisant, l'effort qu'elle fait pour paraître heureuse et concernée par le bruit de la vie. Mais à quoi lui aurait servi de se plaindre, de rechigner, de faire preuve d'agressivité ou de mauvaise humeur ? Alors, surtout, ne pas se faire remarquer, être la plus banale possible et afficher, telle une cicatrice, un sourire qui depuis l'enfance ne la quitte jamais. D'ailleurs, est-ce qu'une petite fille connaît ces mots : mélancolie, apathie, engourdissement ? Elle n'attendait qu'un moment, celui où elle allait retrouver son lit et s'engouffrer dans l'abandon du sommeil. N'être plus rien, enfin. Fuir comme au profond d'un miroir, espérant que de l'autre côté quelque chose pourra enfin la retenir et que, le lendemain, elle ne se réveillera plus. Qu'elle n'aura pas à connaître cet instant si douloureux où recommence, où continue l'épuisante comédie, la fastidieuse obligation de faire ce qu'elle croit qu'on attend d'elle. Faire avec. Faire semblant. Elle ne renâcle pas ; elle continue à agir comme les autres, un peu mieux que les autres parce qu'elle n'y attache aucune importance. Diplômes, amitiés, amourettes, voyages, divertissements, tout cela, elle s'y prête gaillardement. Elle s'y cogne avec son éternel sourire..., de rêveuse dit-on. (p. 85-87)

Philippe Honoré, L'obligation du sentiment (Arléa, 2008)

Dans le genre un peu rebattu du roman mauriacien de la famille monstrueuse sous le masque de la normalité, L'obligation du sentiment est d’une redoutable efficacité, notamment parce qu’il commence par prendre pour narrateurs successifs ceux que dans la vraie vie la presse unanime qualifierait de « monstres », et les rend de ce fait complexes, pathétiques, humains.

Né en 1965, Philippe Honoré a été directeur de théâtre et adapte des œuvres littéraires pour la scène. Son premier roman, La Mère prodigue, est paru en 2001 aux éditions du Bord de l’eau.

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::: Pascal Bruckner (BibliObs)