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Keith. Keith. Keith Richards. Oui, je suis ce visage étouffé de rides, criblé des chemins qu'il n'a pas choisis, des vies qu'il a prises dans le ventre. Oui, je suis cet homme comme je suis les femmes qu'il a aimées. Oui, je sens son chagrin et j'aime son sourire. Mille fois Mick m'a serrée dans ses bras. Mais c'est Keith que je regardais par-dessus son épaule. Keith penché sur sa guitare. Les Rolling Stones à fond dans ma voiture, la main d'un garçon qui remonte sur ma cuisse. Les Stones dans le salon, je cours derrière mon frère et ma sœur. Le disque saute un peu. Papa chante par-dessus. Les Stones sur la guitare de mon frère. Le poster des Stones dans ma chambre. La langue rose que je tire devant le miroir. Angie qui couvre mon chagrin. Pourquoi on se penche sur un être ? Pourquoi on tombe amoureux ? Comme ça... Pour toutes les raisons du monde, à cause de nos putains de cerveaux malades. Mais on tombe. On se relève parfois, les genoux écorchés. Keith ne m'a jamais fait mal. On a eu du chagrin tous les deux. Il m'a fait faire des choses que je n'aurais pas osées seule. J'ai peur d'abîmer mon corps, je verse la drogue dans les veines de Keith et j'en prends les effets. Sur le visage, j'ai celui de Keith Richards. Je ne suis pas amoureuse de Keith. Je suis Keith, comme on se regarde parfois de si près dans le miroir qu'on ne se reconnaît pas. (p. 9-10)

Si les gens me voyaient. Le petit écrivain en jogging avec son iPod. Les mains en l'air comme une ado. Le petit écrivain qui écoute de la guitare à fond pour comprendre qui est Keith Richards. Elle s'est fait plaquer le petit écrivain ? Pas vraiment, elle est partie. Elle a de l'orgueil le petit écrivain et même les jambes coupées, elle marche la tête haute. Même des larmes dans les yeux, elle ne les baisse pas. Non, non. Mais qu'est-ce qu'elle connaît à la douleur ? Oh... On l'a trompée... Pauvre petit écrivain... Pauvre chou blond. Ça a deux enfants ça ? Ça a une cicatrice de césarienne ? Incroyable... Et même une raie des fesses ? C'est mignon, on dirait une grosse tirelire. Alors ça fait quoi d'être mariée à un mec connu, puis plus ? Puis de ne pas avoir de table au restaurant... C'est important ça, dans la vie, les tables au restaurant... Vous faites bien de me poser la question. J'aurais dû m'asseoir la tirelire sur mon honneur pour pouvoir continuer à avoir la meilleure table au restaurant ? Tu crois ? Tu crois que tu vas avoir une ride, dis, petit écrivain ? Tu crois que Keith va te donner de son vécu ? Ou tu vas rester conne et naïve. Tu crois que les portes vont se refermer sur tes doigts, petit écrivain ? Que je ne pourrai plus écrire, que Keith va s'arrêter de jouer, lui aussi... Qu'il est temps d'arrêter tout ça. Si les gens te voyaient. Si les gens te voyaient telle que tu es. Comme ils pleureraient. Comme ils riraient. Est-ce que Keith peut transformer leurs rires en musique pour toi ? Tu crois ? Oui, oui on va le lui demander gentiment... Et tu vas dépoussiérer l'intérieur de ton cœur. Te détacher des gens. Tuer la nostalgie avec ce que tu veux, un couteau, un regard, d'autres bites. Ça s'appelle grandir petit écrivain. Ça s'appelle le cynisme et c’est ça qui fait qu’on devient grand et qu’on devient une connasse. Tu croyais quoi ? Qu’on devenait rock star petite fille qui gribouilles des petits mots ? Non, personne ne devient rock star. Personne sauf moi. (p. 86-88)

Amanda Sthers, Keith me (Stock, 2008)

Bon je sais vous allez certainement me conseiller de lire d’autres et de meilleurs livres sur les rockers, mais j’avais envie de voir comment le petit écrivain blonde et pipole, encore jamais lue mais intéressante dans sa rage à ne pas vouloir être un petit écrivain blonde et pipole, entre dans la peau du rocker : la fusion, façon Alien dit Michel Field, ou façon écrivain tout simplement, est assez réussie.

Amanda Sthers est née en 1978 et a publié :
- Ma place sur la photo (Grasset, 2004)
- Chicken street (Grasset, 2005)
- Le Vieux Juif blonde : théâtre (Grasset, 2006)
- Thalasso : théâtre (L'Avant-scène, 2007)
- Madeleine (Stock, 2007)

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