À la BNF, la Très Grande Bibliothèque de France, la quadruple stèle Francois-Mitterrand, flanquée de noms de victoires, Tolbiac, Austerlitz, j'arrivai à midi le 12 juin 2002 pour dire Booz endormi. Je ne déteste pas cet endroit rude, dressé sur un champ de bataille au milieu d'un désert. Il prédispose au vide, au remuement amer des gros bouquins qu'on ne lira pas, aux alcools raides. Il aspire le vide universel : l'ensemble, on le sait, est une immense esplanade délavée comme un pont de bateau, coincée entre quatre bouquins de béton posés sur le pied et ouverts sur rien, à pic, illisibles. Ça contient des livres. C'est pensé à la serpe, dans une mimésis hâtive, mais très efficace et juste. Ça n'a pas plus de cœur que n'en avait, à ce qu'on dit, son fondateur éponyme. Ça ne manque pas de gueule. Le ciel était celui qui convient a ce lieu : gris avec des fulgurations bleues, venté, à la fois tonique et aveuglant, accablant. Les nuages allaient vite. Le taxi m'avait déposé à l'ouest, près de la Seine ; il faut monter les trois volées de marches triomphales vers Francois-Mitterrand ; je les montai. Il faut monter aussi vers le fauteuil de pierre de Charlemagne, à Aix-la-Chapelle, je venais de le lire dans le train de la main de Hugo. On monte vers le vide et la toute­-puissance.
Je traversai vite cet entonnoir sidéral, ce trou perdu où les quatre in-octavo de cent mètres se renvoient l'un à l'autre le vent jour après jour. Nul ne s'y attarde, c'est trop beau peut-être, c'est trop raide. Je fus vite dans le sous-sol du bouquin de l'est, où je devais lire, et où je lus.
(,,,)
Nous quittâmes le trou perdu de Tolbiac pour le vrai Paris habité. Le soleil avait vaincu les nuages, il revenait, les quatre tours resplendissaient : le vide en moi avait fait du chemin, prétendait à la lumière. La Seine miroitait, le vide et la lumière allaient vite sur les voitures du quai.

Pierre Michon, Corps du roi (Verdier, 2002, p. 95-98)

(le troisième roi-mage, pour ms !)