hammershoi5.jpg

« Je puis vous dire — écrit Prarond à Eugène Crépet en 1886 — comment Baudelaire se présenta sans intermédiaire à Balzac. Lui-même me l'a dit, le lendemain de la rencontre. Balzac et Baudelaire s'avançaient en sens inverse, sur un quai (de la rive gauche). Baudelaire s'arrêta devant Balzac et se mit à rire comme s'il le connaissait depuis dix ans. Balzac s'arrêta comme devant un ami retrouvé. Et ces deux esprits, après s'être reconnus d'un coup d'oeil et salués, cheminèrent ensemble, causant, discutant, s'enchantant, ne parvenant pas à s'étonner l'un l'autre. » Qu'est-ce qui me charme tant dans ces morceaux mythiques ? L'entrée de plain‑pied dans les appartements privés ? Le côté Théogonie, comme une rencontre d'Hadès et d'Héphaïstos ? Le peu de réel qui s'y cache quand même (ici le quai de la rive gauche, et vraisemblablement le rire de Baudelaire, qui me semble bien dans sa façon, sa pose, son petit cinéma spécifique) ? Qu'est-ce qui me charme tant – et me laisse pourtant sur ma faim ? C'est peut-être que j'y vois une des parties émergées de l'immense roman mille fois ébauché par mille plumes mais jamais rassemblé dans un impossible corpus, un corpus qu'aucun Bouvard ni Pécuchet ne pourrait boucler, le roman de la littérature en personne, en toutes ses personnes depuis Homère. C'est une petite épiphanie en miroir de la littérature personnellement qui m'émeut là. En deux personnes au même endroit sur ce quai, venue de droite, venue de gauche, la littérature apparaît. Son gilet est long et noir. Elle porte bravement la canne du Grand Mogol. Elle est pleine de grâce. Elle va à la rencontre d'elle-même. Elle s'arrête et se parle. Ils se parlent sur la rive gauche. Qu'importe que nous ne les entendions pas, nous ne saurions rien de plus. Le grand maigre a pris le gros homme par le bras, le gilet du grand maigre est long et noir, la canne de l'autre a pour pomme une turquoise de Mogol, ils ont l'un et l'autre le fantastique habit noir, sur la tête la chose noire et surnaturelle, ils s'éloignent le long de la Seine, ils gesticulent un peu, ils tournent le coin de la rue du Bac, on ne les voit plus. On ne voit plus les habits noirs. On voit en plein jour la lune voilée de nuages. Était-ce bien la littérature, là, tout à l'heure ? Il y a un peu de brouillard sur Paris, ce matin de mars 1842.

Ce fut en plein été que Balzac rencontra définitivement le grand maigre, le vrai, pas Baudelaire – ou prit définitivement congé de lui, comme on voudra. Pour nous éclairer sur cette rencontre, ou ce congé, nous possédons aussi un morceau mythique. Et cette fois c'est Zeus en personne qui raconte, Zeus chez Héphaïstos mourant, au cœur de l'été, à neuf heures du soir, le 17 août 1851, rue Fortunée, autant dire sous l'Etna : « Il faisait un clair de lune voilé de nuages. La rue était déserte. On ne vint pas. Je sonnai une seconde fois. La porte s'ouvrit. Une servante m'apparut avec une chandelle : « Que veut monsieur ? » dit-elle. Elle pleurait. Je dis mon nom (Zeus). » Zeus était de petite taille, trapu, imberbe, tiré à quatre épingles, avec un front qui se recommandait par une ampleur poétique. La servante le conduisit. »La bougie éclairait à peine le splendide ameublement du salon et de magnifiques peintures de Porbus et d'Holbein suspendues aux murs. Le buste de marbre se dressait vaguement dans cette ombre comme le spectre de l'homme qui allait mourir. Une odeur de cadavre emplissait la maison. Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un escalier couvert d'un tapis rouge et encombré d'objets d'art, puis un autre corridor et j'aperçus une porte ouverte. J'entendis un râlement haut et sinistre. » Voilà : ici Zeus entre et redevient Victor Hugo, il voit sur le lit d'agonie une sorte de sosie de l'Empereur. Mais il a senti l'odeur. Il a entendu l'ahan. C'est le grand maigre toutes dents dehors qui met les bouchées doubles dans les derniers cent mètres, qui finit scrupuleusement son travail, avec beaucoup de soin, dans toutes les formes, un peu de hâte tout de même, car il sent l'écurie.

Oserai-je dire que cette lune voilée de nuages sur la dernière nuit me fait penser aux derniers mots du journal de guerre d'Ernesto Che Guevara : « Nous sommes dix-sept sous une lune très petite et la marche est difficile » ? Ils sont morts le lendemain matin, l'un et l'autre. Ils ont vécu en état de guerre. C'étaient de bons capitaines. La marche est difficile. Une odeur de cadavre emplit la maison. Les nuages vont et viennent sur la lune. On dit que Guevara est en enfer aujourd'hui, comme l'était Balzac du temps où il passait pour un réaliste. Je voudrais les mêler dans la même louange.

De quoi parlent ces lignes ? De Balzac ? De la littérature ? Du monde ? De mon impossibilité à les dire ? De notre impossibilité à dire ? Quand on lui demande de montrer la lune, le moderne garde sa main dans sa poche. La lune est trop manifeste, à quoi bon la montrer. Si je montre la lune, l'imbécile me dit que l'imbécile regardera mon doigt. D'ailleurs il y a des nuages.

Pierre Michon, Trois auteurs (Verdier, 1997, p. 39-43)