des petits pains de plastique dans les neurones
Par cgat le mardi 30 décembre 2008, 01:02 - écrivains - Lien permanent
Quand on commence à appuyer sur la gâchette et que le tremblement du fusil mitrailleur secoue le corps tout entier, on a beaucoup de mal à s'arrêter. Tout le monde ici adore se servir de son arme. Le tremblement du fusil mitrailleur nourrit la peur en même temps qu'il l'évacue et on a l'impression que toute cette saloperie pourrait être ensevelie sous le bruit des balles, écrasée, jusqu'à se dissoudre, dans le tremblement des machines de guerre. Tout-puissant, maître du jeu. C'est effrayant. (p. 9)
Quand l'un de nos gars se fait accrocher nous finissons toujours par réagir, d'une manière ou d'une autre. Pas vraiment de la vengeance. Plutôt un défoulement. Dans des moments pareils, il nous pousse instantanément des dents de fauve dans la tête. Toute cette sauvagerie qui remonte à la surface avec une facilité, une rapidité effrayantes, comme une purge. La peur extrême, la rage extrême. La préparation militaire nous a comme qui dirait greffé des petits pains de plastique dans les neurones. La moindre étincelle fait tout péter.
Je n'étais pas comme ça, avant. (p. 12)
La peur extrême s'accompagne d'un très fort sentiment de solidarité entre tous les gars, un sentiment que je n'ai ressenti qu'au combat, comme qui dirait un instinct collectif de défense, avec l'impression de constituer un même organe biologique dont nous serions les anticorps. Nous nous retrouvons côte à côte avec des gars que nous ne connaissons pas et avec lesquels, instantanément, nous partageons une très forte intimité. Nous défendons les mêmes valeurs. Tous complices. La haine, la peur, les dents de fauve dans la tête. Dans ce genre de situation nous prenons des risques inouïs. Instinctivement. Sans héroïsme. C'est beaucoup plus que de la camaraderie. Se protéger les uns les autres d'un ennemi commun, ça n'est pas rien... Dans des moments pareils, brusquement, on ne sent plus le danger. D'ailleurs on ne sent plus rien. On fait la guerre, on court, on vide son chargeur, on est une machine. On se défonce. Ça va très vite. Comme expulsé du réel. On crie, on court, on vide son chargeur. On est une machine, on crie, on fait la guerre. On crie, ça va très vite. Je ne vois pas trop ce qui pourra remplacer ça lorsque nous serons rendus à la vie civile. (p. 33-34)
Jean-Michel Espitallier, Army (Al Dante, 2008)
Jean-Michel Espitallier poursuit avec Army la réflexion abordée dans En guerre ; en construisant un témoignage fictionnel à la première personne à partir de sources médiatiques évoquant la guerre en Irak, toutefois, il poursuit une réflexion cognitive, comme dans son précédent Tractatus logo mecanicus, bien davantage qu'une visée moraliste.
::: un article de Philippe Boisnard (Libr-critique)