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... simplement quand je suis revenu pour les grandes vacances après Pâques la liseuse n’était plus là je me rappelle que sans rien dire je l'ai cherchée d'abord dans cette pièce ou plutôt ce salon de l'aile droite qui communiquait de plain-pied avec le jardin par deux portes-fenêtres et qu'on avait aménagé pour elle comme une chambre pour pouvoir la sortir facilement couchée sur la liseuse recouverte de cette cretonne à petits bouquets et aux fines rayures roses, pas un de ces meubles de jardin en bambou ou rotin mais un meuble d'appartement avec des pieds en bois noir (ébène ?) tournés et pourvus de roulettes pivotantes inutilisables dans le gravier si bien qu'on devait le porter avec étendu dessus ce corps réduit à quelques os recouverts d'une peau desséchée ce qui n'en augmentait pas beaucoup le poids mais qu'il fallait tout de même se mettre à deux pour le déplacer à mesure que se déplaçait aussi l'ombre de la rangée de ces arbres dont je ne sais pas exactement le nom moitié cyprès moitié cèdres au feuillage un peu lugubre vert sombre si toutefois on peut appeler feuilles ces courtes brindilles en forme d'arêtes de poisson grosses comme des petites brindilles qui sont celles de cette espèce de conifères mais je ne l'ai trouvée nulle part, me demandant si pour éviter que je la voie ils ne l'avaient pas vendue ou brûlée ou détruite à coups de hache et jetée au pourrissoir du côté du bois de pins et même là sans en avoir l’air j’ai cherché si je pouvais en voir des morceaux mais je n’ai rien trouvé

Claude Simon, Le Tramway (Minuit, 2001, p. 68-70)

(pourquoi j'ai du mal à appeler « liseuse » mon cybook ou votre sony :
à cause de la « liseuse » de la mère mourante dans le Tramway)