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Les lectures du Jeudi de l'Oulipo de ce soir étaient consacrées à Jean Queval, membre fondateur : ce fut l'occasion de lire un texte de Jacques Roubaud sur Jean Queval et le « clinamen généralisé » que j'ai toujours beaucoup aimé et que je ne résiste pas au plaisir de citer :

Jean Queval avait une pratique de la contrainte oulipienne originale, plus intuitive que théorique (quasiment a-théorique) et sévèrement déconcertante pour les esprits non prévenus. Pour essayer d'en donner une idée je procéderai indirectement : il est clair à quiconque s'y est essayé qu'écrire un texte suivant une contrainte oulipienne un peu « difficile » est parfois exaspérant. Car on rencontre constamment, au-delà de la difficulté à suivre les consignes strictes de la règle (ce qui est parfaitement maîtrisable), le regret de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxique, qui nous sembleraient s'imposer, mais qui nous sont interdits. L'Oulipo a donc introduit, pour de telles situations, le « concept » de clinamen (dont l'origine démocritienne indique assez bien la finalité : un coup de pouce donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone des atomes originels pour, par collisions, mettre en marche le monde du texte dans sa variété). Le « clinamen » est une violation intentionnelle de la contrainte, à des fins esthétiques (un bon clinamen suppose donc qu'il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu'on ignorera de manière délibérée, et pas parce qu'on n'est pas capable de la trouver). Il existe ensuite, bien évidemment, des clinamens répétés qui sont soumis, eux, à une nouvelle contrainte. Bon. Dans ces conditions, la ligne « quevalienne » de l'Oulipo peut être caractérisée comme étant celle du clinamen généralisé.
Je ne donnerai que deux variétés de « contraintes quevaliennes » (les contraintes quevaliennes ne sont pas, contrairement aux contraintes lelionniennes qui peuvent se passer totalement d'exemples, « détachables » des textes qui les illustrent) :
- la contrainte canada-dry : un texte en contrainte canada-dry à l'air d'être écrit suivant une contrainte; il ressemble à un texte sous contrainte, il en a le goût et la couleur. Mais il n'y a pas de contrainte. (François Caradec est un maître de la contrainte « canada-dry ».)
- la contrainte dite « de l'exposé de mathématicien » ou « contrainte de Polya » : un texte est annoncé comme composé suivant une contrainte nouvelle A. Il semble respecter un moment (avec des erreurs) la contrainte B, mais passe sans prévenir à la contrainte C, qui est bien connue et pas du tout nouvelle (et d'ailleurs il ne la respecte pas).
C'est dans cet esprit que Jean Queval a inventé une notion oulipienne dont la fécondité ne s'est pas démentie depuis : l'Alexandrin de longueur variable, ou ALVA.

Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage (Stock, 1995, p. 217-219)