longtemps je me couche de bonne heure
Par cgat le samedi 17 janvier 2009, 01:15 - édition - Lien permanent
Longtemps, je me couche de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se ferment si vite que je n’ai pas le temps de me dire: Je m’endors. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il est temps de chercher le sommeil m’éveille; je veux poser le volume que je crois avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je ne cesse pas en dormant de faire des réflexions sur ce que je viens de lire, mais ces réflexions prennent un tour un peu particulier; il me semble que je suis moi-même ce dont parle l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survit pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choque pas ma raison mais pèse comme des écailles sur mes yeux et les empêche de se rendre compte que le bougeoir n’est plus allumé. Puis elle commence à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détache de moi, je suis libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvre la vue et je suis bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demande quelle heure il peut être; j’entends le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrit l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
Arno Calleja traduit La Recherche du Temps Perdu au temps présent.
Les premières pages de cette Recherche du temps présent se trouvent dans le numéro 1 de la revue en ligne myopies. La suite paraîtra dans le blog de la revue.
Commentaires
il aurait peut-être dû commencer par "depuis longtemps je me couche de bonne heure" parce que "longtemps" seul, ça ne veut rien dire au présent. A moins qu'il n'ait décidé de changer que la conjugaison.
Merci Christine, et dans cette même revue, le beau texte de David Christoffel.
Du présent, également.
loïc a raison !
longueur mise à part, ça a tout de même un côté un peu exercice de Bled, non ?
Merci, c gat, pour la découverte " Myopies ". Revue qui vaut le détour.
Rêve : traduire " 1984 " (Orwell) au conditionnel...
Exemple : " Le crime de penser n'entraînerait pas la mort. "
Impression bête, comme ça, de lire quelque chose écrit plus récemment (tant de textes aujourd'hui écrits au présent - avec un peu d'imparfait et de passé simple de quoi auraient-ils l'air ?)
dire que je n'ai jamais lu A la Recherche du Temps Perdu
il y a en effet beaucoup d'autres beaux textes dans la revue
l'intention de Calleja dans ce texte, je l'ignore ... je trouve que l'exercice (c'en est un aussi, je suis d'accord, ms) est intéressant et suscite des questions, ce qui est déjà beaucoup
quant à "longtemps" seul, Loïc et jfp, on a aussi beaucoup reproché à Proust, quand est sorti le début de la Recherche et qu'on ne savait pas encore que Marcel deviendrait écrivain, de faire des fautes de français
faire des fautes au fond, cela rend plus humain, et accessible :)
Merci beaucoup pour le post !
La revue est tri-annuelle, et prochain numéro paraîtra au mois de mai 2009.
@ Christophe Borhen : votre projet de traduction d'Orwell au conditionnel laisse rêveur ! et justifie tout entier le travail en cours d'Arno Calleja...