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Sûrement c'est ce qu'a pensé ma mère aussi, que ça faisait beaucoup, toutes ces paroles comme des puits sans fond, tout cet air si épais quand à peine nos assiettes remplies, à peine elle-même assise, comme si le silence elle avait voulu le lacérer une fois pour toutes, ma mère a dit comme ça sans aucune gêne, seulement évitant de croiser mon regard, elle a dit comme ça devant tout le monde : alors, Louis, il paraît que tu écris des choses sur nous ?
Il y a eu comme un silence, plus qu'un silence, moi figé dans sa phrase comme dans un tableau hollandais, en tout cas quelque chose d'austère et d'inquiétant, comme enveloppé dans une lumière d'orage. Il y a eu l'expression sous mes tempes, des choses sur nous, tu écris des choses sur nous. Mais comment elle savait, comment elle pouvait seulement savoir, tandis que jamais je n'aurais évoqué ça avec elle, ni ça ni rien de ma vie parisienne, ni ça ni rien de ma vie intellectuelle, mais de quoi tu parles, maman, de quoi tu parles ?
Il y a eu comme un gouffre en plein milieu de moi. Je sais que je suis devenu tout rouge, je sais que j'ai regardé mon frère une seconde puis ma grand-mère une seconde et j'ai dit, oui, enfin non, enfin c'est-à-dire je note des choses, de temps en temps, et j'ai regardé mon frère à nouveau parce qu'il n'y avait que lui à cette table qui pouvait en avoir parlé, qui pouvait avoir fait l'erreur d'en parler, ainsi que moi, à cet instant précis je me suis dit ça, que j'avais fait l'erreur de lui en parler à lui, la seule fois à vrai dire où on s'était vus hors de la maison familiale (…)

Des choses sur nous.
Et c'était comme une phrase qui ne voulait pas s'effacer, qui naviguait en moi comme une boucle sonore et s'inscrivait partout, sur la nappe, sur les verres, sur la neige carbonique qui blanchissait les vitres, il paraît que tu écris des choses sur nous.
Oh mais ça ne nous dérange pas, a repris ma mère, nous n'avons rien à cacher.
Non. Bien sûr.
Mais si ça n'avait tenu qu'à elle, elle m'aurait cloué au mur pour savoir exactement où j'en étais avec cette histoire familiale, si vraiment j'avais entrepris de l'écrire et qu'est-ce que j'avais bien pu raconter, parce que en un sens, c'est vrai, elle était extrêmement curieuse de lire des choses sur elle, mais en un sens aussi elle était extrêmement fébrile. C'est pour ça qu'elle était particulièrement gentille et attentive avec moi ce Noël-là, et c'est pour ça qu'en même temps elle était inquiète, parce que avec moi on ne peut jamais savoir, pensait-elle, que j'étais un intellectuel et qu'en tant qu'intellectuel je me croyais tout permis, y compris de prendre les autres pour des imbéciles, avait-elle eu l'occasion de me dire plusieurs fois, et tétanisée déjà en imaginant quelle version des faits j'avais pu donner, quelle version non expurgée, quelle version avec moi, quelle version avec le Languedoc-Roussillon et donc quelle version avec sa propre mère, se disait-elle, tu n'auras pas fait ça, implorait-elle en silence, tu n'auras pas raconté toute notre histoire. Et dans son regard je lisais la peur des phrases et des mots comme argent, comme héritage, comme briquets et comme Stade Brestois. Et dans son regard aussi, c'était comme une supplique qu'elle m'adressait : non tu n'as pas fait ça, priait-elle.
Ce jour-là, je m'en souviens, la tête plongée dans l'assiette en porcelaine je me suis seulement dit : ne lève pas les yeux sur elle, si tu lèves les yeux une seule fois c'est foutu, si tu la regardes maintenant, toi aussi tu seras un satellite pour toute ta vie. Et replié au fond du gouffre en moi, j'ai juste entendu, comme une fusée qui traversait la pièce, j'ai entendu la voix de ma grand-mère à côté de moi qui ajoutait : tu parles de nous en bien, j'espère.
Ensuite il y a eu du silence encore et des paroles normales. Il y a eu mon frère qui ne savait pas où se mettre puis des conversations déviées et du silence toujours. Il y a eu la pluie à Brest et les prix des loyers. Il y a eu les cuillères cognées contre la porcelaine. Mais sur la table au-dessus de nous, outre la mer dehors et les vieux meubles qui pliaient sous nos regards, il y avait cette expression devenue presque sale, comme un nuage de pluie qui se serait maintenu : des choses sur nous. Et dans le tourbillon noir des tasses en porcelaine, on aurait dit que chacun, à la surface mouvante de son café, que chacun désormais lisait des choses sur lui.

Tanguy Viel, Paris-Brest (Minuit, 2009, p. 156-161)