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J'ai souvent l'impression de nager entre deux rives, pour reprendre l'expression de Chateaubriand.
J'ai l'impression de nager entre la rive d'une littérature toute occupée du sens, cherchant à dire la violence du monde, cherchant à saisir les orties de la réalité (la formule est d'Arno Schmidt), et la rive d'une littérature de plus en plus marginale, de plus en plus reléguée, de plus en plus chétive, qui, elle, cherche encore des formes.
Du point de vue de la forme, j'ai ce même sentiment. Celui de nager entre une rive hyperclassique (la rive du bien-dire français, du grand style, du grand genre, des périodes de douze pieds, tatata tatata tatata tatata, des imparfaits du subjonctif que vous épatâtes le monde Monsieur, etc) et la rive comico-grotesque : blagues, énormités, allusions sexuelles de mauvais goût, charges politiques à coups de trique etc.
J'ai dit « entre ». J'ai dit nager entre. Entre deux rives. Je n'ai pas dit au milieu. Je n'ai pas dit : dans la moyenne. Je n'ai pas dit : écrit en langue moyenne.
Le recours pour moi, au clacissisme, à l'absolu bien-dire du clacissisme, à sa perfection, à son excessive perfection est, précisément, l'une des façons de rompre avec cette langue moyenne dont nous sommes abreuvés et que j'abhorre. Idem pour le recours au grotesque, à l'exagération, au vulgaire, au mal-dire, à la poétique du « trop » (dont j'ai parlé pour Antonio Lobo Antunes) : autre façon de rompre avec cette modération et ce sens de la mesure qui sont devenues des marques françaises (à quelques exceptions près).
Tout, donc, sauf la moyenne.
Et que vive le baroque ! Ce que j'appelle le baroque. Cette fornication contre nature du classicisme de Pascal (clacissisme extrême auquel j'essaie de tendre) et du mauvais goût espagnol toujours prêt à jaillir, pour résumer la chose en quelques mots.
(…)
J'ai habité longtemps dans une barre HLM, j'ai parlé enfant un français très incorrect, j'ai eu honte d'avoir un père ouvrier et qui s'exprimait comme une vache espagnole, je pourrais continuer comme ça à vous arracher des larmes pendant un long moment. Mais si je vous dis tout cela, c'est uniquement pour que vous compreniez que la colère, elle commence là.
Elle commence très exactement là.
Devant cette infériorité là.
Devant cette injustice-là.
Et cette colère là devant cette infériorité là, devant cette injustice-là, cette colère là demeure toute la vie. Rien à faire. J'y suis, j'y reste.
Mais tandis qu'elle (la colère) se tient tranquille dans ma vie disons quotidienne, elle se réveille, intacte, absolument intacte, absolument vivace dès lors que je fais le geste d'écrire. C'est bizarre. C'est inexplicable. Et j'en suis toujours la première surprise.
J'ai le sentiment parfois que cette colère qui s'écrit relève de la pulsion, d'une pulsion cruelle, irrépressible, qui cogne la phrase, qui cloue la ponctuation, qui déchire comme disent les jeunes, et dont je dois absolument contrôler la violence. Pour le dire d'une façon moins effrayante, la colère est pour moi, comme pour Achille, ma muse. Chante ô déesse, la colère d Achille... Mais une muse qui finit souvent par éclater de rire, parce que trop, c'est trop.

Un bel entretien de Lydie Salvayre par Chloé Delaume, p. 152-161, dans le numéro 2 (20 janvier 2009) de la revue TINA. There is no alternative

Lydie Salvayre vient de publier Petit traité d’éducation lubrique (Cadex, 2008)