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Car cela ne vous aura pas échappé : très rapidement, nous sommes noyés dans la vie telle qu’elle est. Les plus délurés d’entre nous sont broyés par la maussaderie, et ne savent, au bout de quelques années de vie, que dire oui-oui à ce qui est, et s'en plaindre, sans protester davantage. Toute personne dotée d'un tant soit peu d'espoir ou d'entrain naturel le perd au bout de quelques années d'existence. Dans le passé, je me suis souvent demandé, moi qui n'ai jamais rien fait avec facilité, encore moins avec naturel, comment s'en sortiraient ceux que je voyais heureux autour de moi. Le constat s'impose : les choses ont mal tourné pour eux aussi. Au bout de quelques années de vie, ceux qui, dans mon entourage, étaient les plus heureux de vivre ont été réduits en bouillie. Ceux qui avaient un peu de brillance, de talent, de génie, vingt, trente, quarante ans passés, ont perdu leur joie de vivre ou leur talent, et je peux même dire qu'ils ont acquis une mine encore plus terne que ceux qui étaient incapables, dans le passé, d'être naturellement heureux. (p. 17-18)

Les écrivains présentent souvent des exemples de vies ordinaires. D'un ton atone, ma grande amie ni mâle ni femelle (qui me disait régulièrement ne pas aimer le téléphone) me répétait chaque jour au téléphone qu'il existait des écrivains (et de plus nombreux êtres humains encore) qui n'avaient, par exemple, pas baisé de leur vie. Pour elle, le grand événement ne pouvait résider qu'en une grande histoire d'amour (opinion que je tenais pour naïve). Beaucoup d'écrivains n'avaient pas même baisé une seule fois dans leur vie, pour preuve Antonin Artaud (à qui elle aurait souhaité ressembler, du moins quand il avait encore des dents). Elle tirait de cet exemple (et de celui de Pessoa) qu'il était probable, du moins possible, qu'elle ne rebaise plus. Elle avait eu la chance, connu le miracle, de baiser quelques fois dans sa vie (et encore, dans quelles conditions!), mais ce miracle pouvait ne pas se représenter. En outre, il s'était avéré totalement décevant. Si bien que tous les cas où le miracle d'un acte sexuel avec autrui était survenu, il ne lui était en réalité rien arrivé de plus. (p. 37)

Tous les soirs, tous les soirs de ma vie, j'ai jugé que rien de ce que j'observais ou vivais ne se hissait suffisamment haut pour atteindre la prétention flottante qui était la mienne. En désespoir de cause, j'ai pris le parti de considérer que ce que j'observais et ressentais était absolu dans le négatif : dans ma bouche, les choses n'étaient pas maussades, mais calamiteuses, ne frisaient pas le ridicule, mais étaient absolument grotesques, et ainsi de suite. Si le paradis n'était pas envisageable, du moins l'enfer le serait. Si manifestement aucune révolution ne s'annonçait, du moins une apocalypse sans lendemain était inévitable. Chaos, confusion, terreur, catastrophes, honteuse escroquerie, tels étaient les termes avec lesquels je me suis plu à dépeindre le monde et la vie. Je me suis accrochée à l'idéal, dans sa version la plus sombre, de peur de le perdre complètement. Mieux valait, dans mon esprit, un idéal aux teintes obscures que l'acceptation de la relativité des choses. Cette dernière m'apparaissait comme une position inacceptable. Mais je m'aperçois aujourd'hui que cet idéal sombre, auquel chaque soir m'a ferrée davantage, m'a plombé la vie, ruiné l'existence. (p. 96-97)

Isabelle Zribi, Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009)

Isabelle Zribi est née en 1974 à Paris.
Elle a publié M.J. Faust aux éditions Comp’Act (2003) et participé aux ouvrages collectifs Autres territoires (Farrago, 2003) et Suspendu au récit. La question du nihilisme (Comp’Act, 2006), ainsi qu’à des revues comme la revue X. Elle co-anime la revue Action restreinte.

Tous les soirs de ma vie est un monologue sobre et intimiste, écrit dans une langue classique aux accents parfois proustiens, très différent de son précédent roman Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), d'inspiration queer et gothique.

::: le livre des temps nouveaux, son blog
::: des extraits dans remue.net