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ayant dormi trois heures à peine en une nuit mais y voyant clair, très clair, plus clair que jamais dans ma nuit déjà bien blanchie & ma vie un peu fanée - trois heures plus tard me réveillant avec les mêmes maux de têtes, l'ego problématique, l'ego voulant avant tout être aimé, adulé, caressé (un ego bien sucé, quotidiennement essoré nous laisse à peu près en paix), ayant encore raté une occasion de fermer ma gueule (mais plus je ferme ma gueule, plus la bêtise qui vient après - quand je l'ouvre - est énorme... considérable... monumentale : la méthode consisterait à écouler clandestinement ma folie par petites quantités et en lousdé, comme ces chats qui compissent nerveusement les coins des rues, à petits jets et fréquemment, comme par saccades, se soulageant en même temps qu'ils marquent leur territoire), ne pouvant longtemps me tenir, me polir, me contenir, offrir une surface lisse, un aspect policé, le mauvais fond -sale & sauvage- remontant à la surface et la défonçant, la crevant (comme si je m'ennuyais dans la paix, comme si j'avais voulu un combat ou la guerre) : si je ne remue pas le fond du pot, m'emmerdant grave mais si je le remue, une boue épaisse remontant et me submergeant de honte, remarquant que quand je dis ce que je pense (ce qui pousse & me bouscule), une odeur nauséabonde se répand et on croit que je suis une bête ou un fou (ce que je dis a quelque chose d'affreux), libérant un monstre quand je relâche mon attention, ce qui m'amène à conclure que ce que je pense est folie ou sagesse de bête et qu'il faut donc que je m'abstienne de tout avis personnel si je veux rester dans les limites de la raison (alors oui, tout va bien, je suis normal, j'accède à la normalité comme au paradis moderne & laïque), n'étant d'aucun groupe, d'aucune famille, d'aucun avis (mais demeuré idiot au pays des bêtes), ayant tout de même appartenu aux hommes par la force de cette normalité qui, toute ma vie, m'a rivé aux us et coutumes de mes semblables, ayant ressemblé à mes semblables de toutes mes forces (jusqu'à me fondre en eux et leur appartenir entièrement), la culpabilité étant l'autre moyen de continuer à appartenir à la communauté des hommes une fois la faute commise (faute qui retranche de la masse peinarde), disposant d'énormes quantités et de véritables gisements naturels de culpabilité (culpabilité éternellement disponible mais inassumable, inéliminable, incombustible), m'étant passionnément conformé au mode d'emploi (jusqu'à le tatouer sur ma peau), mais sinon faisant horreur à ceux que je m'efforce d'aimer (soit que je garde ma haine pour moi et qu'elle me brûle, soit que je la sorte et qu'elle m'éclabousse) (...)

« Un projet abandonné sous le canapé » (p. 105-106)

Jacques Brou, La machine à être. 773 paperoles trouvées dans les poches d’un homme ; suivi de Un projet abandonné sous le canapé (è®e, 2009)

Ce livre très singulier restitue, sous forme de fragments numérotés plein de points de suspension, les flux et reflux, doutes et certitudes, contradictions et affirmations d'une conscience.

C'est le quatrième livre de Jacques Brou, né à Nancy en 1966.
Il a publié auparavant :
- La Grande vacance (Léo Scheer, 2002)
- L’un (Léo Scheer, 2003)
- Le Penseur (Léo Scheer, 2003)

::: l'avis de Chloe Delaume