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l'une d'elle touchait presque la maison et l'été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, les folioles ovales teintées d'un vert cru irréel par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes comme animées soudain d'un mouvement propre (et derrière on pouvait percevoir se communiquant de proche en proche une mystérieuse et délicate rumeur invisible se propageant dans l'obscur fouillis des branches), comme si l'arbre tout entier se réveillait s'ébrouait se secouait, puis tout s'apaisait et elles reprenaient leur immobilité, les premières que frappaient directement les rayons de l'ampoule se détachant avec précision en avant des rameaux plus lointains de plus en plus faiblement éclairés de moins en moins distincts entrevus puis seulement devinés puis complètement invisibles quoiqu'on pût les sentir nombreux s'entrecroisant se succédant se superposant dans les épaisseurs d'obscurité d'où parvenaient de faibles froissements de faibles cris d'oiseaux endormis tressaillant s'agitant gémissant dans leur sommeil

comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n'en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâtre effrité de tristesse et de chair momifiée

comme si ces invisibles frémissements ces invisibles soupirs cette invisible palpitation qui peuplait l'obscurité n'étaient pas simplement les bruits d'ailes, de gorges d'oiseaux, mais les plaintives et véhémentes protestations que persistaient à émettre les débiles fantômes bâillonnés par le temps la mort mais invincibles invaincus continuant de chuchoter, se tenant là, les yeux grands ouverts dans le noir, jacassant autour de grand-mère dans ce seul registre qui leur était maintenant permis, c’est-à-dire au-dessous du silence que quelques éclats quelques faibles rires quelques sursauts d'indignation ou de frayeur crevaient parfois

les imaginant, sombres et lugubres, perchées dans le réseau des branches, comme sur cette caricature orléaniste reproduite dans le manuel d'Histoire et qui représentait l'arbre généalogique de la famille royale dont les membres sautillaient parmi les branches sous la forme d'oiseaux à têtes humaines coiffés de couronnes endiamantées et pourvus de nez (ou plutôt de becs) bourboniens et monstrueux : elles, leurs yeux vides, ronds, perpétuellement larmoyants derrière les voilettes entre les rapides battements de paupières bleuies ou plutôt noircies non par les fards mais par l'âge, semblables à ces membranes plissées glissant sur les pupilles immobiles des reptiles, leurs sombres et luisantes toques de plumes traversées par ces longues aiguilles aux pointes aiguës, déchirantes, comme les becs, les serres des aigles héraldiques, et jusqu'à ces ténébreux bijoux aux ténébreux éclats dont le nom (jais) évoquait phonétiquement celui d'un oiseau, ces rubans, ces colliers de chien dissimulant leurs cous ridés, ces rigides titres de noblesse qui, dans mon esprit d'enfant, semblaient inséparables des vieilles chairs jaunies, des voix dolentes, de même que leurs noms de places fortes, de fleurs, de vieilles murailles, barbares, dérisoires, comme si quelque divinité facétieuse et macabre avait condamné les lointains conquérants wisigoths aux lourdes épées, aux armures de fer, à se survivre sans fin sous les espèces d'ombres séniles et outragées appuyées sur des cannes d'ébène et enveloppées de crêpe Georgette

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, incipit, p. 9-11)