scène dont émanait on ne savait quoi d'insolite et même d'irréel, non seulement en raison du contraste entre cette ambiance à la fois familiale, bienséante et même cérémonieuse : le thé offert, la classique assiette de petits gâteaux, le studieux jeune homme, le sévère docteur à lunettes à quoi ressemblait le deuxième invité et la rigide lanceuse de bombes — et à côté, sur le divan, la présence du modèle nu (que, semble-t-il, on eût mieux vu entouré de figurants pittoresques, c’est-à-dire agressivement, paresseusement vautrés sur leurs sièges et affublés de défroques fantaisistes, comme on imagine en général les artistes) dont le cliché d'amateur, cette photo-souvenir prise avec la même absence d'artifice ou d'habileté que les maladroites photos de famille, accentuait encore la nudité : non pas bougé, comme le visage du Hollandais au premier plan et aussi grand à lui seul que la forme claire, mais un peu flou — du fait sans doute de la profondeur de champ insuffisante —, et non pas dans une de ces consternantes postures prétendûment harmonieuses ou tentatrices, mais simplement appuyé sur un coude, le buste légèrement soulevé, en train, comme les autres personnages, de prendre le thé, la soucoupe et la tasse posées devant elle sur la couverture rayée, à demi allongée (probablement encore dans la pose qu'elle tenait pendant les séances), fixant l'objectif d'un regard surpris parce qu'elle a sans doute été alertée par l'appel du Hollandais, le fatidique « Vous y êtes Ne bougez plus », alors que lassée par la longueur des préparatifs elle a pris le parti de ne plus s'en occuper, entendant l'avertissement au moment où elle vient de tremper son biscuit dans la tasse et restant ainsi, la soucoupe maintenue par sa main droite, le bras gauche à moitié levé, le biscuit à mi-chemin entre la tasse et sa bouche, les lèvres à demi ouvertes, immobilisée dans cette pose paisible, banale, sa paisible et banale nudité tellement dépourvue de mystère qu'il en émanait cette espèce de mystère au second degré caché au-delà du visible, du palpable, cette terrifiante énigme, insoluble, vertigineuse, comme celle que pose le rocher, le nuage, l'esprit décontenancé disant : « Oui ? Simplement du silex, de la chaux, des gouttelettes d'eau ? — Mais quoi encore ? Rien que de la peau, des cheveux, des muqueuses ? Mais quoi encore ? Quoi encore ? Encore ? Encore ? Encore ? », l'œil s'acharnant à scruter pour la millième fois la mauvaise photographie, tirée sur un papier trop dur donnant au corps nu et pourtant irrécusable un supplément d'irréalité en le privant de ces demi-teintes, ces reflets qui, dans la vision naturelle, relient tout objet à ceux qui l'entourent, les parties dans la lumière d'un blanc éclatant tandis que les ombres perdent toute transparence, épaisses et noires, si bien que le caractère gracile du corps (cuisses, ventre étroit, bras) est encore accusé par l'amincissement des formes à demi mangées en même temps que le flou de la mauvaise mise au point achève de donner au tout cet aspect un peu fantomatique des dessins exécutés au fusain et à l'estompe et où les contours ne sont pas délimités par un trait mais où les volumes apparaissent saillant hors de l'ombre ou s'y enfonçant tour à tour comme dans la mémoire, certaines parties en pleine lumière d'autres…

Claude Simon, Histoire (Minuit, 1967, p. 282-283)