l'écart entre les fictions et le réel
Par cgat le lundi 13 avril 2009, 01:10 - écrivains - Lien permanent
AVERTISSEMENT
Journal intime d'un marchand de canons est le premier volume d'une série qui se poursuivra avec Journal intime d'un affameur, Journal intime d'un manipulateur, et d'autres titres encore.
À l'origine du projet, l'écart sans cesse grandissant entre les fictions dont on nous abreuve ad nauseam et un réel presque invisible, comme relégué à la périphérie du champ de vision. Faits de la même matière molle, douceâtre, envahissante, les romans, les sitcoms et les blockbusters ne suscitent plus qu'un désir réflexe, presque inconscient, semblable à celui de la salivation activée par l'odeur des frites et du hamburger encore chaud.
En arrière-plan de ces histoires prémâchées s'agite un réel globalisé dont on ne sait rien ou presque : échanges confus, soubresauts incompréhensibles, violence irraisonnée... La présente série voudrait se confronter à ce jeu de flux et éprouver la fiction aux pointes les plus acérées du réel. Chaque épisode se propose de décrire le fonctionnement d'un pan de l'économie mondialisée habituellement soustrait aux regards. Rien n'y sera inventé : les événements relatés dans chaque épisode auront effectivement eu lieu, les noms seront les vrais, tout comme les dates.
Malgré ce parti pris de véracité, cette série n'est pas une enquête journalistique : celui qui dit « je » dans les pages qui vont suivre, s'il énonce des faits véridiques, n'existe pas. Ses agissements, sa carrière et son emploi du temps, bien que parfaitement vraisemblables, ont été inventés pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l'extérieur.
Philippe Vasset, octobre 2008. (p. 9-10)Je me suis toujours beaucoup préoccupé du degré de romanesque de ma vie. La plupart de mes homologues diront qu'ils se sont retrouvés à vendre des armes un peu par hasard : pas moi. J'ai spécifiquement choisi ce métier dès ma sortie d'école de commerce parce qu'il permet, voire encourage, l'inattendu, le hors-norme, le spectaculaire. Faisant le pied de grue dans l'antichambre surchargée d'une résidence moyen-orientale, un catalogue de missiles à la main, je me félicitais secrètement de la coïncidence presque parfaite entre ma situation et une scène des romans d'espionnage que je dévorais avec ferveur. Si les portes richement ornées de la salle finissaient par s'ouvrir sur un salon tapageur occupé par des militaires ombrageux et des cheikhs ventripotents, je jubilais. Si elles ne découvraient en revanche qu'une salle de réunion occupée par trois jeunes fonctionnaires en costume, j'avais du mal à cacher ma déception et ne pouvais m'empêcher, tout en récitant avec conviction mon argumentaire commercial, d'espérer que la conversation prendrait un tour moins convenu (demande de pots-de-vin, complot, opérations illégales : les possibilités ne manquent pas, tout de même!). (p. 11-12)
Dans n'importe quel film, ce genre d'information serait immédiatement suivi du plan panoramique d'un avion en train d'atterrir sur fond de collines verdoyantes, tandis que s'afficheraient en bas de l'écran la date, l'heure et le lieu (« Pretoria, Afrique du Sud, 14h53. Température extérieure : 40° »). Dans ma réalité hélas dépourvue d'avance rapide et de fondus enchaînés, cet atterrissage n'a pu avoir lieu qu'après des adieux circonstanciés à mon ami le juge, la rédaction de rapports d'étapes à l'intention de ma direction, et un long et inconfortable voyage en avion d'où j'ai émergé hagard et affublé d'une valise qui n'était pas la mienne. (p. 76)
Je fais de mon mieux pour me concentrer sur la route, la signalisation, le paysage, mais, régulièrement, l'image surgit : je vois ma voiture renversée dans le fossé. Du coffre ouvert par le choc s'échappe des tourbillons de papiers frappés du sigle « Confidentiel Défense » que, titubant, les tempes ensanglantées, j'essaie de rattraper. Agrémentée d'une musique un peu mélodramatique et filmée en surplomb, une telle scène serait idéale pour clore un thriller. Mais j'espère encore échapper aux clichés. (p. 83)
Mes archives détruites, ma vie se résume à des lignes droites et claires : les pleins et déliés ont disparu. Seuls mes carnets de notes peuvent encore attester que mon existence fut autre chose qu'une carrière sans éclat.
Pour conserver une trace des moments vécus, j'ai pris l'habitude de les retranscrire. D'abord sous forme d'un journal intime, puis, la sentimentalité inhérente à cette forme me convenant mal, dans de simples cahiers classés par année. Le processus d'écriture est très codifié. Je commence par raconter oralement les événements dont je veux me souvenir à des amis, des inconnus ou des collègues, pour en fixer les contours et la forme. Quand le choix des mots et la trame de l'histoire cessent d'évoluer d'un récit à l'autre, je les consigne. Régulièrement, je reprends ces textes momifiés pour leur ajouter une couche de bandelettes, des parures, des trophées, puis les recopier sous leur nouvelle forme dans d'autres cahiers. Effort de toute une vie pour faire coïncider le réel avec mon désir, ce lent travail d'embaumement ne connaît pas de fin. (p. 127-128)Les phrases qui pourraient décrire mon état ont tellement servi que leurs motifs usés ne veulent plus rien dire : je « repasse le film des événements dans ma tête », je « tourne en rond comme un lion en cage », etc. Pour me vider l'esprit, j'entreprends des tâches physiques épuisantes : j'abats des arbres, je fauche l'herbe, je draine les étangs... Mon jardinier me regarde faire, mi-amusé, mi-inquiet. Au bout d'une semaine, sans doute lassé de me voir endommager les allées et défigurer la forêt, il m'invite à chasser. Après toute une vie passée à vendre des systèmes d'armes sophistiqués, j'erre parmi les fougères avec, sous le bras, une pétoire vieille de vingt ans. Nous marchons toute la journée : je manque presque tout ce que je tire. (p. 132)
Philippe Vasset, Journal intime d'un marchand de canons (Fayard, 2009)
Philippe Vasset est né
en 1972. Il a publié :
- Exemplaire de démonstration, Machine I (Fayard, 2003)
- Carte muette, Machine II (Fayard, 2004)
- Bandes alternées (Fayard, 2006)
- Un livre blanc. Récit
avec cartes (Fayard, 2007)
::: un entretien
(BibliObs)
::: et des
réponses à des lecteurs (Libération)
::: le tiers
livre
:::
Omega blue
Commentaires
sacrée mise en appétit !