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La notion de surveillance
Ce n'est pas la société qui a changé dans son approche de la surveillance, ce sont uniquement ses moyens techniques. Toutes les sociétés ont tenté d'installer une dynamique de contrôle. Bien sûr, quand il y a le Panopticon de Bentham, ce n'est pas aussi efficace qu'une logique de prison moderne à la Guantanamo, mais la volonté sous-tendue derrière est la même : ces sociétés sont mues par une dynamique de contrôle fascisante. Et cette surveillance s'est toujours exprimée de différentes manières, c'est-à-dire de façon imposée (étatiquement, ou par les seigneurs de guerre, la monarchie, un chef de tribu, etc.) ou internalisée en chacun - c'est le résultat d'une société de surveillance digérée, achevée, réussie. Dans un livre comme I.G.H., j'ai essayé d'explorer cette idée d'organisation interne. Finalement, le contrôle des masses est d'autant plus efficace quand il est intégré chez tout un chacun. On n'a même plus à demander aux gens de dénoncer leurs voisins, ils se dénoncent... à eux-même ! Ce sont eux leurs premiers censeurs, et toute autre attitude vis-à-vis de l'autorité leur semble incroyable. Regardez en Corée du Nord ce qui se passe : le pays est tellement reclus depuis plusieurs années que si on ouvrait tout à coup leurs frontières, cela ne servirait à rien pendant un premier temps : ils ont intégré l'idée d'être dominés, et ne peuvent se libérer de ce joug et de cette surveillance constante en quelques mois. Cela demandera sûrement même plusieurs générations... Les caméras, les programmes d'Échelon et ses grandes oreilles planétaires, les scans électroniques, le GPS, le traquage ADN... Tout cela ne sont que des artefacts contemporains qui témoignent de volontés séculaires. L'homme n'a fait qu'appliquer toujours la même règle ; la technologie lui a fourni de nouveaux outils, qui sont effectivement souvent plus efficaces, mais rien de plus.

L’inversion du régime démocratique
Le régime démocratique a échoué avec l'apparition, au sein du cadre démocratique, de factions totalitaires. Par définition, la démocratie - plus encore que la République - doit autoriser ses excroissances totalitaires, ou tout au mieux, les tolérer. Comment, dès lors, résister à la montée du populisme, de doctrines politiques qui ne fonctionnent qu'à partir d'une logique affective ? Tout au long du XXe siècle, cela a été l'écueil de la démocratie telle qu'elle était définie à son départ.
Et puis, il ne faut pas oublier que certaines civilisations ne sont pas culturellement démocratiques. Ce n'est ni un bien, ni un mal. En aucun cas, je ne veux émettre de jugement à ce sujet, mais imposer le système républicain puis démocratique à certaines sociétés relève tout simplement de l'absurde, de la contre-nature. Les forcer à penser et agir comme une démocratie occidentale, c'est de l'impérialisme doctrinaire. Une fois que l'Occident aura compris cela, je pense que les rapports avec les pays à tendance dictatoriale seront bien plus détendus... La seule façon qu'a trouvée le régime démocratique universel de s'adapter à ces « erreurs » totalitaires, c'est d'inverser sa dynamique de tolérance et de créer un système politique aux apparences libertaires, mais aux contours fermement liberticides.
Quelques philosophes politiques ont trouvé un nom pour ce phénomène : c'est le capitalisme. (...)

Science-fiction et monde contemporain Quand j'ai commencé à écrire, je ne crois pas que je savais ce qu'était la science-fiction. Oh, bien sûr, il y avait toutes sortes d'auteurs qui se réclamaient de cette forme, mais ce n'était ni ce que je connaissais, ni ce à quoi j'aspirais. La science-fiction a toujours eu pour moi un double désavantage : je ne voyais que très peu ce qu'avait à faire la science dans les livres qui s'en réclamaient, et j'ai toujours considéré l'écriture comme un révélateur de réalités. Je conviens qu'il est très facile de critiquer les œuvres de science-fiction, trop même. Même si je ne me suis pas toujours reconnu dans les courants science-fictionnels, j'estime que des œuvres d'écrivains comme Ian Banks ou Michael Moorcock sont de grandes œuvres littéraires, peu importe le genre catégoriel. Je ne pense pas que mon œuvre se divise entre fiction « classique » et science-fiction ; d'un côté, j'ai une œuvre autobiographique, que j'ai voulue la moins égoïste possible, de l'autre une œuvre fictionnelle.
Ma science-fiction, puisqu'il faut bien l'appeler comme ça, est plus une « real-fiction », comme on parle de « real-politik » : elle appréhende le réel comme une myriade de réalités floues ; elle tente de tracer les contours d'un monde contemporain que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non. L'idée d'écrivain de science-fiction a beaucoup évolué. Des gens comme William Gibson ou Bruce Sterling, avec leur pratique de ce que certains ont appelé le « cyberpunk » ont aidé à installer l'auteur de science-fiction dans la réalité. Dans ses derniers livres, Gibson aborde beaucoup la notion de cartographie, de comment les espaces sont triés, distribués, scannés en permanence. Cette réflexion est typique de la New-Wave science-fictionnesque. Je me sens très proche d'auteurs comme eux. (...)

J.G. Ballard, « Entretien avec Jérôme Schmidt » (Shepperton, 2008) dans J.G. Ballard, hautes altitudes, sous la direction de Jérôme Schmidt & Émilie Notéris (e®e, 2008, p. 13-15 et 18-19)

Né le 15 novembre 1930 à Shangaï, James Graham Ballard est mort ce dimanche 19 avril au matin.

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