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Une autre brindille encore apparaît à gauche à la surface du fleuve et s'approche à la même vitesse apparemment constante (rapide ou lente, impossible à décider vraiment),
à la même vitesse apparemment constante passe devant le banc puis disparaît à droite, dessinée en noir sur l'éclat blanc du soleil à la surface de l'eau où le regard peine à s'attarder.
Il semblerait facile de définir à l'avance la trajectoire de chacune, parallèle forcément à celle de la précédente, de la prochaine.
Mais à l'issue d'une observation vraiment attentive (autrement dit : longue ; autrement dit : à l'issue d'une attente, d'une station prolongée sur ce banc - une heure ? plus ? sans montre c'est difficile à préciser),
à l'issue d'une observation suffisante, digne de ce nom, il est clair qu'il n'en est rien, qu'il n'en est rien pour certaines en tout cas de ces brindilles qui sans raison apparente, sans qu'aucun obstacle puisse être identifié s'arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes - et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres.
Le phénomène (attracteur étrange ?) est suffisamment troublant pour retenir l'attention et faire regretter une éventuelle distraction passée lors d'une séance d'initiation à la mécanique des fluides. Dans quelle classe était-ce ? avant ou après le bac ?
(Ce n'est même plus de la distraction, a dit Suzanne hier soir, la main sur la poignée, c'est...) (p. 9-10)

Encore se payer de mots pour rehausser quelque peu cet état trop avéré d'insignifiante victime.
La main soucieuse d'accompagner le pompeux discours intérieur s'est saisie d'un minuscule caillou parmi la terre poussiéreuse entre les pieds, tellement tassée qu'elle ne mérite même plus ce nom ni aucun autre non plus
(Elle a cherché, pourtant, la main, un plus gros caillou. En vain : ici les cailloux sont tous minuscules et luisants d'usure.)
et l'ayant lancé, le minuscule caillou, dans l'eau à quelques mètres du bord, en guise de ponctuation, elle reste en suspens à mi-hauteur pendant que les yeux
maintenant s'attardent au centre approximatif des cercles fugaces que sa chute y a causés.
S'arracher à sa propre et tellement naturelle banalité bien sûr ne fait plus partie des espérances à l'approche de la cinquantaine,
mais tout de même la voir encore tellement évidente est bien un peu douloureux.
(Des adhérences ; quelque chose comme ça en déchirures sourdes au fond des entrailles.) (p. 47-48)

Ensuite ; le temps, comme on dit, passa.
C'était ça, d'ailleurs, qui était formidable avec lui : il n'était pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour qu'il passe. Pour ça il pouvait vraiment prétendre à la confiance de tous. Il allait passer. C'était sûr.
Alors il est passé. D'abord un petit peu.
Ensuite il a continué, même quand plus personne ne lui demandait rien. Sûrement même qu'il continue, aujourd'hui encore, sur ce banc au bord du fleuve.
Après tout c'est bien lui qui permet aux yeux de voir l'eau couler.
Mais c'est moins grave, ou plutôt c'est moins important, ou plutôt c'est sans conséquence, à présent. (p. 61-62)

Pareillement le fleuve au lit séculaire coule en des flots toujours renouvelés ;

alors que cette station prolongée du corps assis sur le banc face à l'eau au parcours massif et continu
est à l'origine d'une illusion qui voudrait bien faire appeler « endroit du fleuve » (comme on dit « partie du corps ») cette section, seule accessible à la vue, du courant d'un être en fuite sans fin (l'être et la fuite),
absent déjà au loin en dépit de son apparente présence, présent toujours en partie malgré son perpétuel effort d'absence,
- présence // absence ; ces deux idées s'aiguisant, s'échauffant au contact l'une de l'autre dans leurs mouvements contraires -
et dont la course perpétuelle depuis la nuit des temps ne parvient seulement qu'à marquer par contraste l'immobilité - elle aussi illusoire - du banc.) (p. 69 et 71)

Philippe Annocque, Liquide (Quidam, 2009)

J'aime beaucoup l'usage singulier que Philippe Annocque fait du passage à la ligne, des parenthèses et de tous les signes de ponctuation dans ce beau récit où un narrateur définitivement liquide remplit comme des vases successifs les rôles de sa vie.

Philippe Annocque, dont vous connaissez sans doute le blog, est né en 1963 et a déjà publié :
- Une affaire de regard (Seuil, 2001)
- Chroniques imaginaires de la mort vive (Melville, 2005)
- Par temps clair (Melville, 2006)

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