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Je comprends, vous ne vous attendiez pas à tant de terreur. Je comprends. Souvent, la réalité, il faut y apporter quelque peu de la créance, y croire. Cela vous est difficile ? Je vois... De toute façon, nous ne vous demandons pas d'y croire - enfin, si, bien sûr - mais d'acquiescer, parce que vous verrez, nous agissons dans votre intérêt. Pour la santé. Pour la sûreté. De vos précieux bambins. Cela va sans dire, lesdits enfants devront passer aussi par un petit stage dans nos établissements. Comment ça ? Comment ça pas mes enfants. Madame, je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de ces marmots se trouve la purulence à circonscrire. Je ne vais tout de même pas vous apprendre qu'en chacun de nous, le mal absolu se terre, et attend son heure, simple moment de déclenchement, détonateur larvé. Mais non, voyons, je ne vous prends pas pour une idiote. Oui, je sais, ces clichés, vous les connaissez par cœur. Dans ce cas, pourquoi ne pas coopérer ? Oui, j'en suis bien conscient, l'éducation que vous donnez à votre rejeton est des plus parfaites, oui... oui... j'ai bien compris, socialisé dès le plus jeune âge, très bien, a appris à ne pas se moquer de ses camarades handicapés, ou bègues, ou gros, oui, cela est en effet très bien, je suis prêt à vous féliciter, vous apporter toute chose scintillante, ce n'est pas la question. Non, je regrette ce n'est pas la question. Ou alors, vous nous avez mal entendus. Je crois user pourtant d'une langue parfaitement in-tel-li-gible, n'est-ce pas ? Bien. Merci. Dans ce cas, vous comprenez notre propos. Nous sommes là pour prévenir. Pré-ve-nir. Nous « venons avant », compris ? Le simple constat ne nous suffit plus. Croyez-vous que savoir que nous sommes tous potentiellement mauvais nous satisfasse ? Bien sûr que non. Cela va sans dire. Le mal absolu, c'est quand même pas rien. Bien, vous êtes d'accord ? Nous sommes là pour pré-ve-nir. Imaginez vous avoir engendré le prochain Hitler, accouché l'actuel Caligula, pondu le nouveau Néron. Vous en convenez, cela ne ferait pas très beau dans l'arbre généalogique. Imaginez ! Mais rendez vous compte.. madame, ma bonne dame... (p. 27-28)

La question n’est pas de savoir s’ils produiront bien, mais comment la fragilité de leur corps ne leur permettra pas autre chose que le travail
Le travail ne sera pas compétitif, il sera machinal tout à fait (p. 44)

« Votre sécurité est enfin assurée
sereins vous enfouissez vos regards
au creux d'un oreiller de cécité
dans les miroirs vous regardez
déconfits, remplies votre rides
les stigmates du renoncement
votre sécurité est enfin assurée
ensemble nous empruntons le chemin
de la félicité promise.

Alors impassible il se tint aux rebords du territoire.
La frontière du lieu départageant néant et tout. Sous ses pieds se désagrégeaient pierres et silex, fracas léger en regard de celui, émergeant, de la foule. Approchant, plus en plus. Derrière lui, l'autre côté du monde, son revers, à jamais ; devant, l'autre, celui de l'habitude, du pour toujours accepté. Il entend au loin venir l'affluence, se figure la multitude, enflée, s'imagine la cohue contre la digue, fracassée. Son cerveau, interféré d'images, il sait qu'ils veulent sa peau. Ils ne supportent pas sa voix, la discordance de sa voix au sein de l'harmonie mondiale, son chant à côté du monde, du moins du leur. Ils diront parodie, ils diront mensonge, ils diront littérature. Tout ceci n'est que littérature - fantasmes. C'est-à-dire invention. Nous, nous sommes dans le monde. Nous, nous ne nous trompons pas, jamais. Il le sait, ils ne supportent pas l'image, renvoyée dans la parodie. Et pourtant il a vu, ses yeux se sont faits d'argent les miroirs du réel enfin retrouvé. Vraiment. La rumeur enfle ; il peut au loin voir des visages, s'approchant. Depuis la dernière ligne, l'horizon s'affirme grouillant, prolifère de corps en mouvement. (p. 66-68)

Clément Ribes, La question (IMHO, 2009)

Ce récit spéculatif et poétique qui pose les bonnes questions sur les obsessions sécuritaires d'aujourd'hui est le premier livre de Clément Ribes, né en 1989.
Il publie aussi un texte intitulé « Le travail » dans le numéro 3 de la revue TINA (è®e , avril 2009).

::: on peut aussi lire les premières pages du livre sur le site de Chloé Delaume