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Depuis quelques mois, sans qu’il me soit possible de relier ce nouvel état à quelque événement que ce soit, j’entends par là un événement probant dont l’évidence remettrait chaque chose à sa place et chasserait en un rien de temps mes vertiges, mes sueurs froides, ma présence ici m’apparaît soudain d’une totale incongruité et tient en quelques mots : qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais dans cette tour semblable à toutes celles que j’aperçois de mon bureau et que j’ai vues sortir de terre ces deux dernières années, pousser comme des champignons, un immeuble tout de verre fumé dont la plupart des occupants réguliers me sont inconnus, situation qui, en dépit de sa banalité ou plutôt en raison de sa banalité même, n’en relève pas moins pour moi, à certaines heures de la journée, de la plus parfaite absurdité quand je ne vois pas dans ce fourre-tout studieux et anonyme la manifestation supérieure de quelque cruauté, de quelque intention malfaisante ? Mais il peut tout aussi bien se faire, à d’autres moments de la journée, que mon statut de rouage minuscule, de composant insignifiant égaré dans l’organigramme complexe de l’entreprise me procure un soulagement égal en intensité à celui que je ressens lorsque je me retrouve seul à l’étage et que je contemple, rasséréné, les fauteuils et les couloirs vides : l’anonymat comme la solitude constituent quelquefois autant de trésors qu’il n’est pas inutile de préserver quand l’hostilité gagne tout autour de moi, me dis-je alors, profitons-en.
Encore ces rêveries sans consistance - comment nommer autrement les idées confuses qui me viennent à l'esprit ? - ne s'aventurent-elles guère au-delà de la raison de ma présence en cet endroit ou de tout autre lieu dans lequel je serais amené à exercer ce qu'on appelle un emploi, une activité professionnelle, comme si j'encourais un risque d'une tout autre ampleur à entrer dans le détail des finalités de mon travail, préoccupations qui, en surgissant hors des habitudes qu'on désire nous instiller (fidélité, engagement, responsabilité) et dans lesquelles je me suis glissé jusque-là sans trop y penser puisque je reconnais être d'une nature plutôt docile et accommodante, susciteraient, je le pense, des interrogations susceptibles d'ébranler la dynamique de labeur joyeux à laquelle, ni plus ni moins que les autres, j'ai pris part sans discuter, n'étaient les égarements de ces derniers mois.

Frédérique Clémençon, Traques (L’Olivier, 2009, p. 62-63)

Frédérique Clémençon entremêle de manière envoûtante les monologues de quatre perdants, exclus chacun à leur façon par la société actuelle et son langage fonctionnel (gulièrement cité en contrepoint), mais pas pour autant résignés à se laisser enfermer dans leur définition sociale.

Frédérique Clémençon est née en 1967, et a publié :
- Une saleté (Minuit, 1998)
- Colonie (Minuit, 2003)

::: Christine Ferniot (Télérama, 10 janvier 2009)
::: d’autres citations dans le JLR 2.0 de Berlol