J) Comment je pense

Comment je pense quand je pense ? Comment je pense quand je ne pense pas ? En cet instant même, comment je pense quand je pense à comment je pense quand je pense ?
« Penser/classer », par exemple, me fait penser à « passer/clamser », ou bien à « clapet sensé » ou encore à « quand c'est placé ». Est-ce que cela s'appelle « penser » ?
Il me vient rarement des pensées sur l'infiniment petit ou sur le nez de Cléopâtre, sur les trous du gruyère ou sur les sources nietzschéennes de Maurice Leblanc et de Joe Shuster ; c'est beaucoup plus de l'ordre du griffonnage, du pense-bête, du lieu commun.
Mais, tout de même, comment, « pensant » (réfléchissant ?) à ce travail (« PENSER/CLASSER »), en suis-je venu à « penser » au jeu de morpion, à Leacock, à Jules Verne, aux Esquimaux, à l'Exposition de 1900, aux noms que les rues ont à Londres, aux igames, à Sei Shônagon, au Dimanche de la vie, à Anthémius et à Vitruve ? La réponse à ces questions est parfois évidente et parfois totalement obscure : il faudrait parler de tâtonnements, de flair, de soupçon, de hasard, de rencontres fortuites ou provoquées ou fortuitement provoquées :
méandres au milieu des mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans le tas, il doit bien y en avoir un qui va venir préciser ce flottement, cette hésitation, cette agitation qui, plus tard, « voudra dire quelque chose ».
C'est aussi, et surtout, affaire de montage, de distorsion, de contorsion, de détours, de miroir,
voire de formule, comme le paragraphe suivant voudrait le démontrer.

K) Des aphorismes

Marcel Benabou ( Un aphorisme peut en cacher un autre, Bibliothèque Oulipienne, n° 13, 1980 ) a conçu une machine à fabriquer des aphorismes ; elle se compose de deux parties : une grammaire et un lexique.
La grammaire recense un certain nombre de formules communément utilisées dans la plupart des aphorismes ; par exemple :
A est le plus court chemin de B à C
A est la continuation de B par d'autres moyens
Un peu de A éloigne de B, beaucoup en rapproche
Les petits A font les grands B
A ne serait pas A s'il n'était B
Le bonheur est dans A, non dans B
A est une maladie dont B est le remède
Etc.
Le lexique recense des couples (ou trios, ou quatuors) de mots qui peuvent être des faux synonymes (amour/amitié, parole/langage), des antonymes (vie/mort, forme/fond, mémoire/ oubli), des mots phonétiquement proches (foi/ loi, amour/humour), des mots groupés par l'usage (crime/châtiment, faucille/marteau, science/vie), etc.
L'injection du vocabulaire dans la grammaire produit ad lib. des quasi-infinités d'aphorismes tous plus porteurs de sens les uns que les autres. D'ores et déjà, un programme d'ordinateur, conçu par Paul Braffort, en débite à la demande une bonne douzaine en quelques secondes :
La mémoire est une maladie dont l'oubli est le remède
La mémoire ne serait pas mémoire si elle n'était oubli
Ce qui vient par la mémoire s'en va par l'oubli
Les petits oublis font les grandes mémoires
La mémoire ajoute à nos peines, l'oubli à nos plaisirs
La mémoire délivre de l'oubli, mais qui nous délivrera de la mémoire ?
Le bonheur est dans l'oubli, non dans la mémoire
Le bonheur est dans la mémoire, non dans l'oubli
Un peu d'oubli éloigne de la mémoire, beaucoup en rapproche
L'oubli réunit les hommes, la mémoire les sépare
La mémoire nous trompe plus souvent que l'oubli
Etc.
Où est la pensée ? Dans la formule ? Dans le lexique ? Dans l'opération qui les marie ?

Georges Perec, Penser/Classer (1982) (Hachette, Textes du XXe siècle, 1985, p. 173-176)