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Au même moment, un jeune cadre japonais dans l'industrie alimentaire, un jeune cadre japonais déjà usé, éreinté, à bout, siphonné par son travail, regarde lui aussi la ville d'en haut, d'encore plus haut, du treizième étage, et ça n'est pas Paris mais Tokyo.
Livide, creusé, visage luisant de fatigue et de stress quand il décline, retombe, mue en perles de sueur, costume en drap de laine bleu marine, chemise synthétique blanche auréolée, large nœud de cravate noire défait, le front contre l'immense hublot de sa capsule hermétique. Et bien sûr ce qu'il voit ce qu'il regarde ce sont les lumières de la ville comme toujours dans ces cas-là, sauf que lui ne trouve ça ni beau ni rien, c'est juste que c'est la nuit et que la voie publique s'éclaire, et les appartements et les enseignes lumineuses, dont celles qui vantent les produits sous vide fabriqués par son entreprise.
Il est 22 heures, le jeune cadre rentre à l'instant de son bureau en open space et n'ira pas rejoindre sa femme et son fils dans la banlieue résidentielle qu'il a choisie pour des raisons strictement financières, rien à voir avec la qualité de vie, se fout du calme et de la verdure. Pas le temps, trop fatigué, trop loin, improductif. Il a choisi, payable au trimestre et économique, un module au dernier étage de la Nakagin Capsule Tower inaugurée en 1972 pour accueillir les forçats en col blanc qui se contentent d'un bol de riz et de trois ou quatre bières Asahi solitaires avant de s'allonger quelques heures puis d'y retourner, du lundi au vendredi. Tout confort, fonctionnel, pas de temps ni d'espace à perdre. (p. 48-49)

Habiter, plus petit dénominateur commun, la limite, le presque rien. Ce sont à peine des cabanes - petits abris sommaires -, plutôt des amas de matériaux de récupération empilés de manière à configurer un cube, une forme approchante, à l'intérieur duquel pouvoir se glisser, tant bien que mal. Un clapier plutôt : des palettes récupérées sur des chantiers sont dressées à la verticale, de longues planches de bois forment parfois un toit mais le plus souvent ce sont des bâches qui ferment l'abri. Les cabanes sont couvertes de cartons plats, de plastiques transparents, noirs épais, bleus piquetés, verts enduits, de sacs de gravats découpés et dépliés, de couvertures bariolées, parfois un carré de tôle ondulée. Empilements de branchages et de toiles pour se calfeutrer et créer un peu d'obscurité. De grosses pierres, des pneus retiennent au sol les bâches contre le vent. L'été, quelques vêtements et une serviette sèchent pas loin sur une branche. Au sol des palettes pour s'isoler de l'humidité des sous-bois, maintenir ses affaires au sec, se déchausser. Et puis des duvets, des sacs de couchage, parfois une couverture de survie en aluminium, distribués par les humanitaires, des cartons aussi. Un plaid écossais tendu sur le devant de la cabane figure la porte de l'abri, le seuil, là où le vent s'engouffre pourtant. Des branchages recouvrent le toit bâché afin de le camoufler et de le maintenir ; devant, un tabouret pliant, trace de convivialité - camping à l'heure du rosé quand la chaleur tombe un peu. (...)
Début janvier, une fine pellicule de neige couvre le bois et, la nuit, les cabanes éclairées par les feux de camp sont comme des tentes de Bédouins dans le désert, à peine dissimulées par l'enchevêtrement d'arbres clairsemés ; des pans de tissus et de couvertures colorés retombent comme des rideaux de théâtre. Les cabanes s'allument et ce sont des feux follets, des lampions doucement battus par la brise du soir, des balises de détresse, des spots de couleurs dans l'indistinct vert-de-gris des sous-bois; au-dessus passent des lignes à haute tension. L'œil un instant apaisé se fixe passivement sur cette couverture orange éclairée par les flammes, y voit quelque chose de vivant, d'animé, quelque chose de l'ingéniosité humaine qui empiète sur la détresse. Des ombres qui s'animent, ça bouge dans les cabanes où l'on se tient courbé, mais quand même on se tient, presque à hauteur d'homme.
Et puis le jour se lève, la neige a tourné en boue grise et collante, les abris à nouveau se fondent dans les décharges sauvages qui colonisent les bois, on ne veut plus croire que ces cabanes sont habitées, perdues au milieu des détritus elles y ressemblent, échouées comme des radeaux, amenées là par une tempête sauvage, une mer démontée, de ces mers que prennent les exilés pour une vie meilleure. Le sol est jonché de bouteilles et sacs plastique, de boîtes de conserve vides et rouillées, d'emballages divers, de vêtements déchirés et rigidifiés par la crasse, abandonnés là après avoir été imprégnés de gaz lacrymogène. (p. 80-83)

Joy Sorman, Gros œuvre (Gallimard, 2009)

En 13 nouvelles - ou 13 chapitres – Joy Sorman explore l’expérience d’habiter, dont les deux faces heureuse et malheureuse, dans notre époque de mobilité et de précarité, se déclinent en habitats de crise et de fortune, de fuite ou de folie : un mobil home posé en plein Paris, la « jungle » de Calais, la vraie maison de carrelage de Jean-Pierre Raynaud, le faux camping-car de luxe de Grisélidis Réal, les capsules à dormir pour cadres japonais, un algeco de chantier avec vue sur Paris, un bunker militaire, la salle de congrès de la place du Colonel-Fabien, la République éphémère du collectif Exyzt … toutes ces habitations belles et improbables sont évoquées avec une précision documentaire qui bascule régulièrement dans la fantaisie et l’invention poétique.

Joy Sorman est née en 1973 et a publié auparavant :
- Boys, boys, boys (Gallimard, 2005)
- Du Bruit (Gallimard, 2007)
Elle fait également partie du comité de rédaction de la revue Inculte.