la paisible ordonnance de sa toile
Par cgat le samedi 30 mai 2009, 02:54 - citations - Lien permanent
J'envie la perfection, la sérénité des lignes tracées par l'épeire diadème, l'araignée porte-croix de nos jardins. Au petit jour, dans le désordre des chrysanthèmes couchés en tout sens par les vents et pluies d'équinoxe, c'est un repos de découvrir la paisible ordonnance de sa toile toute neuve aux rayons étoilés, réunis en multiples polygones concentriques par des segments sans bavure, progressifs et parallèles, de plus en plus courts à mesure que l'on s'approche du centre où attend l'artiste dorée, satisfaite à juste titre de sa rigoureuse œuvre nocturne. Tout autour d'elle, accrochés régulièrement sur l'ensemble de la trame, brillent les innombrables diamants d'une fine rosée matinale, dont le faible poids courbe à peine les filins, comme la dentelle de girandoles d'une escadre illuminée.
Mais moi j'enrage et je désespère, je me débats contre le vide et je couvre de coulures improbables les murailles invisibles qui me cernent de toute part. Je suis enfermé, j'en suis sûr, et je l'ai déjà dit cent fois : enfermé. Autour de moi se dressent des parois de verre : là et ici, juste devant moi, et sur les côtés aussi et derrière moi encore. Prisonnier. Les chrysanthèmes, les rudbeckias d'automne, les phlox tardifs, les ultimes roses, tout cela se trouve de l'autre côté, dans le calme jardin de l'épeire porte-croix. Je suis enfermé dans une sorte de cube vide, abstrait, qui forme comme une explosive absence carrée dans la continuité des choses naturelles. Si j'en veux capturer le moindre reste, les mégots, les cacahuètes brisées, les croûtons de pain et autres menus déchets que par dérision l'on me jette, il me faut agir, construire en toute hâte des rets sur l'impalpable mur, qui sépare en deux mondes sans commune mesure le dehors et le dedans de ma cellule. Et je me doute bien, évidemment, que ce monde-ci - le mien - n'existe pas, qu'il n'est qu'un trou noir au milieu de la constellation vive et gaie des lumières de l'escadre.
Allons ! Pas d'excuses ! Pas de jérémiades ! Il faut me mettre au travail, une fois encore. Mû à nouveau par l'illusoire euphorie de l'action, je lance d'aventureuses lignes exploratrices autour de moi, dans tous les sens, avec des gestes nerveux et rapides, vite cassés. Je m'agite. Je me démène. J'essaie la passion, le désespoir, la fureur, les subterfuges, la petite surprise. Je frappe à droite. Je frappe à gauche. À droite encore. Je recommence, je répète, je ressasse. Je m'obstine. Je reviens en arrière. Puis, soudain, je frappe derechef juste devant moi... Aussitôt, je me retourne d'une brusque et imprévisible volte-face... Non. Rien... Au milieu de l'espace transparent qui m'enferme, perçant en son centre sans doute une porte scellée, il y a seulement un minuscule judas rond, qui est probablement un œil de caméra.
Je voudrais me remettre à mon ouvrage, mais une sorte de paralysie peu à peu me gagne. Je respire de plus en plus mal. Enfin, comme il fallait s'y attendre, je m'aperçois que je me suis pris moi-même au milieu d'un inextricable écheveau de fils enchevêtrés. Je tente un dernier soubresaut, en vain : il est trop tard. Je suis soudé au monde absent, soudé au vide. Dans l'immobilité définitive de mon corps, de mon visage qui ne peut même plus clore les paupières, je vois l'énorme araignée noire - moi - qui s'approche de moi pour me dévorer. Je pousse un hurlement muet de terreur.
Je me réveille. Les doubles rideaux ne sont pas fermés, ni seulement les voilages. Le jour se lève à peine. La pluie et le vent d'équinoxe battent la vitre, de l'autre côté d'une large baie rectangulaire qui occupe presque toute la paroi, juste en face de mon lit. Sur le fond blanchâtre du petit matin, les rameaux entremêlés du grand noyer tout proche, dénudé par la tempête, dessinent un réseau compliqué de courbes mouvantes, remplissant jusqu'aux extrêmes bords toute la surface de la toile avec ses lignes grises soulignées par des reflets luisants. Il n'y a pas un oiseau sur les branches, pas de loups blancs, pas d'araignée géante. Et les idéogrammes superposés formés par les ramures de l'arbre, inutile filet, sont apparemment privés de sens.
Alain Robbe-Grillet, Les derniers jours de Corinthe (Minuit, 1994, p. 206-208)
Commentaires
Superbe !
Extrême précision, presque mathématique, de cette écriture.
Cela m'évoque aussi un peu Borges et "La Invencion De Morel de Adolfo Boy Casares".
Superbe (effectivement) ! Je ne connais rien d'autre qui soit aussi intimement décortiqué,merci pour cet extrait Ch.
(je n'avais pas été enthousiaste à la lecture du scénario "L'Année dernière à Marienbad", peut-être n'était-ce pas le bon moment...
Très beau : de fils en lignes.
Ta lecture m'accompagnait et je ne le savais pas. J'étais dans l'avion, comme d'autres qui allaient au colloque d'Ottawa. Mais combien qui sont abonnés aux Lignes de fuite ?...
Et puis le verbe si mit à régner.
"se", "se mit à régner"...
A bientôt.
En le lisant...je ne me sens pas du tout "L'Etranger"