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Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Les changements et les métamorphoses propres à ces vies, survenus en conséquence des aléas et des difficultés ou simplement liés au cours naturel des choses, apparaissent comme les marques et les rides d'un accomplissement continu, presque logique, qui conduit à la mort. Avec le temps, on devient finalement ce que l'on est, on ne devient que ce que l'on est. Les transformations du corps, de l'âme renforcent la permanence de l'identité, la caricaturent ou la figent, ne la contredisent jamais. Ne la dérangent pas.
Cette pente existentielle et biologique progressive, qui ne fait que transformer le sujet en lui-même, ne saurait faire oublier le pouvoir de plastiquage de cette même identité qui s'abrite sous son apparent poli, comme une réserve de dynamite enfouie sous la peau de pêche de l'être pour la mort. En conséquence de graves traumatismes, parfois pour un rien, le chemin bifurque et un personnage nouveau, sans précédent, cohabite avec l'ancien et finit par prendre toute la place. Un personnage méconnaissable, dont le présent ne provient d'aucun passé, dont le futur n'a pas d'avenir, une improvisation existentielle absolue. Une forme née de l'accident, née par accident, une espèce d'accident. Une drôle d'engeance. Un monstre dont aucune anomalie génétique ne permet d'expliquer l'apparition. Un être nouveau vient au monde une seconde fois, venu d'une tranchée profonde ouverte dans la biographie.
Il existe des métamorphoses qui dérangent la boule de neige que l'on forme avec soi-même dans la durée, ce gros tas circulaire bien rempli, replet, complet. D'étranges figures qui surgissent de la blessure, ou de rien, d'une sorte de décrochage d'avec l'avant, des figures qui ne résultent ni d'un conflit infantile non réglé, ni de la pression du refoulé, ni du retour subit d'un fantôme. Il est des transformations qui sont des attentats. J'ai longuement parlé de ces phénomènes de plasticité destructrice, des identités scindées, interrompues soudainement, désertes des malades d'Alzheimer, de l'indifférence affective de certains cérébro-lésés, des traumatisés de guerre, des victimes de catastrophes, naturelles ou politiques. Force est de constater et de faire reconnaître que nous pouvons tous, un jour, devenir quelqu'un d'autre, d'absolument autre, quelqu'un qui ne se réconciliera jamais avec lui-même, qui sera cette forme de nous sans rédemption ni rachat, sans dernières volontés, cette forme damnée, hors du temps. Ces modes d'être sans généalogie n'ont rien à voir avec le tout-autre des éthiques mystiques du XXe siècle. Le Tout-Autre dont je parle demeure à jamais étranger à Autrui.
Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Parfois, elles sortent de leur lit, sans qu'aucun motif géologique, aucun tracé souterrain, ne permette d'expliquer cette crue ou ce débord. La forme soudainement déviante, déviée, de ces vies est de plasticité explosive. (p. 9-10)

Qu'est-ce qu'une issue, que peut être une issue là même où il n'y a aucun dehors, aucun ailleurs ? C'est bien en ces termes que Freud décrit la pulsion, cette excitation étrange qui ne peut pas trouver sa décharge à l'extérieur du psychisme et dont il n'est pas possible, comme il est dit dans Pulsions et destin des pulsions, de « venir à bout par des actions de fuite ». La question est bien de savoir comment « éliminer » la force constante de la pulsion. « Ce qui se forme alors, dit Freud, c'est une tentative de fuite. » Il faut prendre ici au sérieux le verbe « ce qui se forme », « es kommt zu Bildung », littéralement « ce qui vient à formation », car ce verbe ne fait pas qu'annoncer la tentative de fuite, il la constitue. La seule issue possible à l'impossibilité de fuir semble bien être la constitution d'une forme de fuite. C'est-à-dire à la fois la constitution d'un genre ou d'un ersatz de fuite et la constitution d'une identité qui se fuit, qui fuit l'impossibilité de se fuir. Identité désertée, dissociée encore une fois, qui ne se réfléchit pas elle-même, ne vit pas sa propre transformation, ne la subjective pas. (p. 18)

Le style de Duras repose lui-même tout entier sur la suppression des liens et des enchaînements, sur cette figure de rhétorique que l'on appelle savamment l'asyndète. Celle-ci est une sorte d'ellipse au moyen de laquelle on retranche les conjonctions qui unifient les propositions et les segments de la phrase. Le Dictionnaire de rhétorique la présente comme une « figure obtenue par suppression des termes de liaison ». Elle appartient à la classe des disjonctions et fait se télescoper les mots, qui arrivent les uns aux autres, les uns sur les autres, s'arrivent, comme autant d'accidents en effet. Ils se cabossent, perdent tout liant, tout enduit, toute graisse, toute société. L'asyndète est l'alcoolisme du langage. (p. 60)

Catherine Malabou, Ontologie de l’accident (Léo Scheer, 2009)

Catherine Malabou est professeur de philosophie à l’Université de Paris X Nanterre et directrice de la collection de philosophie aux Éditions Léo Scheer. Elle a publié aussi :
- L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique (Vrin, 1996)
- La Contre-allée ; avec Jacques Derrida (La Quinzaine littéraire - Louis Vuitton, 1999)
- Le Temps (Hatier, 2000)
- Plasticité, actes du colloque du Fresnoy (Léo Scheer, 2000)
- Le Change Heidegger. Du fantastique en philosophie (Léo Scheer, 2004)
- Que faire de notre cerveau ? (Bayard, 2004)
- La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction (Léo Scheer, 2005)
- Les Nouveaux Blessés, de freud à la neurologie : penser les traumatismes contemporains (Bayard, 2007)