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Sans quitter un instant ces géants de verre des yeux, j'ai reculé à la manière d'un appareil photo exécutant un lent zoom arrière. Quand les cubes sont tous apparus dans une seule et même image, je me suis assis dans l'herbe. Repensant aux paroles de mon père le soir où j'avais demandé quels animaux vivaient dans des cubes en verre, j'ai tout à coup vu un serpent glisser à l'intérieur d'un cube. Mais je n'avais pas peur. Cette apparition, je savais bien que je l'avais provoquée. D'ailleurs, le serpent n'avait pas l'air réel. Il ressemblait plutôt à un dessin animé. Il a grimpé le long de la paroi verticale avant de glisser sur le plafond et de redescendre de l'autre côté. Sa taille était telle que le bout de son corps n'apparaissait toujours pas. À ce rythme, il allait bientôt remplir tout le cube. Ça suffit, ai-je pensé, et j'ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, le serpent avait disparu. Évidemment. (p. 21-22)

Les cubes se rappelaient à mon bon souvenir quand ils le décidaient. Ils étaient là. Tout le temps. Partout. Si je ne les voyais pas, c'était uniquement parce que je n'avais pas encore cette idée en tête. Il m'aurait pourtant suffi de lever le nez pour déceler les signes qu'ils ne cessaient de m'envoyer. Pour les faire apparaître à volonté. Chaque matin, quand j'entrais dans la cabine de douche, ne pénétrais-je pas à l'intérieur d'un cube ? De la même manière, lorsque je passais devant un magasin, les vitrines ne me lançaient-elles pas des clins d'œil ? Oh oui, les cubes étaient là, il suffisait d'avoir envie de les voir. (p. 70)

(Et la force qui gouverne ma mémoire continue de n'en faire qu'à sa guise et au milieu de ce souvenir elle exécute un brusque saut en arrière pour me rappeler, souvenir dans le souvenir, la réaction d'Erena quand je lui ai relaté mes « retrouvailles » avec les cubes le jour de la chasse au sanglier. « Quel intérêt ? m'avait-elle demandé. Un cube a une forme si banale ('Si pure', lui avais-je rétorqué), alors qu'aujourd'hui on fait des choses tellement plus complexes et originales. Comment peut-on s'intéresser à ça ? » Et alors je comprends, je comprends pourquoi ce parallèle entre Alexis et Erena a été dressé. Ils ont tous les deux réagi de la même manière. Ils ont réagi de la même manière parce qu'ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas. ILS NE COMPRENNENT PAS. Comme Laura l'a expliqué (mais pourquoi faut-il toujours que les choses me soient montrées du doigt pour que je les perçoive ?) il y a ceux à qui les cubes parlent et ceux à qui ils ne parlent pas. Ceux qui savent et les autres. Qu'est-ce qui leur manque ? Ou plutôt : qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que Laura et moi avons, qu'ils n'ont pas ?) (p. 238)

Yann Suty, Cubes (Stock, 2009)

Un narrateur sans qualités, entre lucidité et folie, réécrit sa vie banale pour en faire un thriller fantastique gouverné par d'énigmatiques cubes de verre : « Le hasard est toujours là pour vous rappeler qu'il n'existe pas » est le titre de l'un des chapitres.

Yann Suty est né le 3 mai 1978 dans le Nord. Il vit et travaille à Paris dans la publicité.
Cubes est son premier roman.

Sur son site on trouve une vidéo de présentation dans laquelle il évoque le pré-texte de ce roman, une œuvre de Damien Hirst, « The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living », un triple cube en verre rempli de formol dans lequel était plongé un requin.