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Là, j'explose.
- Ça suffit ! J'ai été major de ma classe cinq années de suite, j'ai une mémoire photographique, j'ai enregistré tous les cours qu'on m'a donnés, je me souviens de toutes les conversations que j'ai eues avec mes profs et mes patrons ! Comment se fait-il que je ne le sache pas ?
Je monte une marche vers lui.
Il me regarde, les yeux écarquillés. Il doit se demander si j'ai bu ou si je délire de lui raconter ça, mais il ne sourit pas, il ne me fait pas cette moue de mépris que j'ai essuyée trois cent mille fois à la moindre occasion, non, il soupire, ses épaules s'affaissent et il dit :
- Vous ne pouvez pas savoir ce qu'on ne vous a pas appris. Et vous ne pouvez pas apprendre avec des lunettes noires.
- Qu'est-ce que vous racontez ?
Il descend une marche vers moi.
- Je parle de la morgue, de la vanité, de la boursouflure de vous-même qu'on vous a inculquées après vous avoir soigneusement humiliée et culpabilisée. Je parle de la manière dont les patrons à qui vous avez eu affaire vous ont déformée pour vous transformer en robot. C'est de ça que je parle.
Je grimpe une marche de plus et je me trouve nez à nez avec lui à pré-sent, si près que j'ai l'impression de lui cracher au visage.
- Mais bordel de dieu les autres peuvent pas avoir tout le temps tort, quand même, et vous, toujours raison ! Ils ne font pas tout mal, tout le temps. Arrêtez donc de vous prendre pour le nombril du monde et pour le meilleur médecin de bonnes femmes de la planète !
Il ne répond rien. Il me regarde. J'ai l'impression que je lui ai soufflé toute ma colère dans la figure et alors que je m'attends à ce qu'enfin il me foute dehors, je le vois hocher la tête.
- Vous avez raison, dit-il calmement.
Il me plante là et se remet à gravir l'escalier.
Salopard ! (p. 155)

- Quand un médecin met deux doigts dans le vagin d'une femme qui va bien et ne lui a rien demandé, il le fait essentiellement pour se rassurer. Ça ne fait pas de lui un bon médecin, mais un anxieux pervers.

- La profession de médecin, c'est risqué, même quand on s'occupe de cadavres. Si tu ne veux pas faire face à l'inconnu, change de métier.

- On devient soignant parce qu'on a un patient symbolique à soigner. Qui est le tien ?

- Tu n'as pas de jugement à porter... mais tu en porteras quand même. Et ils reviendront te frapper en pleine gueule.

- Il est difficile de ne pas porter de jugement. Tu es un être humain. Mais ça ne t'autorise ni à condamner ni à appliquer des peines.

- Tous les patients ne sont pas aimables; mais ils n'ont pas besoin d'être aimés pour aller moins mal. Ils ont juste besoin que tu les respectes.

- Si tu ne les respectes pas, qui donc te respectera ?

- Qui donc es-tu pour affirmer que ce patient ne dit pas la vérité ?

- Soigner, c'est autre chose que jouer au docteur.

- Tu ne sauveras peut-être jamais personne. Mais tu peux soulager et soigner presque tout le monde. Choisis.

- Pose ton stylo, tu écriras plus tard. Regarde. Enlève tes bouchons d'oreille. Ôte tes lunettes noires. Écoute. Regarde. Sens !

- N'hésite jamais à dire NON quand on t'impose une sale besogne. Si elle est vraiment importante, ton patron doit pouvoir la faire lui-même.

Ha ! Elle est bien bonne, celle-là ! Quel donneur de leçons !

J'empile les feuilles les unes sur les autres mais une autre phrase m'accroche le regard.

- Tout le monde ment. Les patients mentent pour se protéger ; les médecins mentent pour garder le pouvoir. (p. 164-165)

- Parfois, j'ai eu le sentiment qu'elles racontaient des bobards. Ou qu'elles ne disaient pas tout. Le personnage de série télé, là, le médecin misanthrope...
- House...
- Oui, House. Dans les quelques épisodes que j'ai vus, il n'arrête pas de dire « Tout le monde ment », et ça me mettait hors de moi. Mais à présent, je me mets à penser qu'il a raison !
- Je comprends que tu aies ce sentiment mais je crois que, dans son esprit - enfin, dans l'esprit des scénaristes -, ça ne veut pas dire « tout le monde ment pour couillonner les médecins ». Ça veut dire « tout le monde ment parce que tout n'est pas facile à dire ». Tout le monde ment pour protéger quelque chose. Pour se protéger de quelque chose.
- Tout le monde ?
Pourquoi est-ce que je pose la question ?
- Bien sûr. Ce n'est pas nécessairement un secret terrible ou destructeur, mais il est suffisamment chargé de honte pour ne pas pouvoir être étalé sur la place publique. Souvent, les secrets sont décevants pour les autres, quand ils les apprennent, tant ils sont communs, tant ils pourraient être les secrets de tous et de n'importe qui. Mais pour les personnes qui les portent, ce sont des fardeaux insupportables. Et la peur de les révéler est telle qu'elles travestissent la réalité pour ne pas avoir à attirer l'attention. Elles racontent des histoires pour enrober la vérité. Ce qu'elles ne savent pas c'est que l'histoire qu'elles racontent enveloppe parfois si bien cette vérité qu'elle en dessine les contours.
Je ne comprends rien à ce qu'il me dit. Je sais que ça a du sens. Je n'arrive juste pas à le voir. Comme les gens à qui un mauvais coup sur le devant du crâne a sectionné le nerf olfactif, et pour qui une fraise n'a plus qu'un goût de flotte, ils se souviennent que ça avait un parfum, mais il n'est plus là et ils attendent avec impatience que ça revienne, si seulement ils pouvaient garder la fraise dans la bouche, mais là, c'est ce goût de flotte, cette texture d'éponge... (p. 360)

Biais de sélection :
Bien sûr que toutes les femmes de Tourmens qui vont voir un médecin pour une contraception, une grossesse, une IVG ne sont pas obèses, migrantes, immigrées voilées, seules et abandonnées, adolescentes en rupture ou mères sous-prolétaires en attente de leur bulletin d'aide médicale. Mais ce sont celles-là que nous recevons ici. Et si elles viennent ici c'est parce qu'on ne veut pas d'elles ailleurs. Essayez d'appeler un gynécologue de ville en prenant l'accent du Maghreb ou en disant que vous vivez dans une roulotte et vous verrez comment vous serez reçue. Et ce « biais de sélection » est ce qui amène presque toujours les femmes qui consultent ici. Et quand ce n'est pas le voile ou l'obésité ou l'aide médicale, ce sont les douleurs inexpliquées qui durent depuis des mois, les saignements qui pourrissent la vie, les angoisses de grossesse ou de stérilité... Toutes les choses qui nécessitent de donner un peu de son temps pour écouter ce qu'elles ont à en dire si on veut y comprendre quelque chose. « Mais le temps, n'est-ce pas, c'est de l'argent. Et on ne va tout de même pas en donner à toutes ces emmerdeuses, n'est-ce pas ? »
La médecine française est, purement et simplement, une médecine de classe. Un trop grand nombre de « professionnels » méprisent souverainement tous les patients et les traitent comme des enfants - et plus encore les femmes, parce que ce sont des femmes. (p. 379)

Martin Winckler, Le Chœur des femmes (POL, 2009)

Le nouveau gros roman médical de Martin Winckler n’est pas seulement un roman autobiographique (même si Franz Karma est l’anagramme de Marc/k Zaf(f)ran), c'est aussi un « roman pédagogique » sur la relation de soin, une charge chevaleresque et savoureuse contre les féodalités du milieu médical français, un roman documentaire où l’on apprend des tas de choses utiles (que n’ai-je rencontré plus tôt un tel gynécologue se diront sans doute pas mal de lectrices !), une comédie (médicale) humaine où chacun(e) tour à tour raconte son histoire, une comédie musicale chorale aussi, avec solos, duos, polyphonies et un final mélodramatique et rocambolesque assumé.

::: Winckler’s Webzine. Le site personnel de Martin Winckler
::: Chevaliers des touches - un blog pour écrivants, son nouveau blog, où il posait hier une bonne question : « Qui a le droit d'écrire ? »

::: Entretien video (avec Sylvain Bourmeau, pour Mediapart)
::: Rencontre avec Martin Winckler (BibliObs)
::: « Le Chevalier au spéculum », un bel article de Mona Chollet (Périphéries)

PS : dites, docteur, si vous passez par là, c’est quoi le médicament qui sert de modèle à la « migrazine » qui p. 305 tue la migraine en 10 minutes ?