lignes de fuite

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Recherche - espitallier

mercredi 20 mai 2009

la liberté de trouver à redire

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Cryptée par essence (mais pas toujours)

Parce qu'elle opère la langue à cœur ouvert, la découpe, la met en tranche, en transe, en traces, produit effets loupes et perspectives gigognes, la poésie peut paraître parfois indéchiffrable. Un peu comme un code-barres dont le sens nécessite un décodeur. En réalité, l'illisibilité procède souvent d'un trop d'évidence, mais on ne dira jamais assez que l'illisible naît toujours d'abord d'une défaillance de lecture (pour Jakobson, l'illisibilité serait même ce qui caractérise la poésie vivante). Cryptages à des fins de décryptages des cryptages, appauvrissement de la langue démasquant la pauvreté des discours, mise en boucle donnant à voir la médiatisation répétitive du monde, trompe-l'œil trompe-leurres, grossissement de l'illusion par laquelle se constituent pourtant les sociétés, etc., autant de procédures d'écritures qui, au-delà de leurs apparentes et aberrantes anormalités, jettent au contraire une lumière crue, aveuglante sur le réel.

Épidermique par vocation (mais pas toujours)

Mettre en cause le monde c'est d'abord mettre en cause ce qui le nomme. C'est aussi résister à l'in-jonction de devoir à tout prix le nommer, de lui donner du sens. Voilà pourquoi la subversion par la langue ne peut être que subversion de la langue, dissidence par dissonance. Il ne s'agit plus de réenchanter le monde, mais au contraire de le soumettre à une observation critique. Ou alors de le réanchanter par d'autres moyens que ceux qui ont déchanté.
D'ailleurs la poésie déjoue aussi le faux enchantement des images. Dans une société où il n'est de réel que représenté, la poésie, en tant que système de représentation ne représentant que lui-même c'est-à-dire, déjà, du représenté, peut donc aider à démonter les mécanismes aliénants du spectacle. Il existe aussi une position de distance amusée, moins grave, qui joue de la dérision, du grotesque en guise de bras-d'honneur aux violences du monde parodie des discours, pastiches des jargons, barbarie soumise aux barbarismes, que l'on rencontre chez Charles Pennequin, notamment. Le poème comme « virgule de résistance » (Smirou)

Comique par nature (mais pas toujours)

Comique la poésie ? Souvent oui. Parce que les aberrations de sa langue et les moyens qu'elle se donne pour interroger le réel produisent parfois de très comiques incongruités. À la dichotomie sérieux/comique se substituent ici encore par effet de contamination, des matières hybrides où le comique s'insinue dans des formes (l'accumulation, le répétitif, etc.) qui, a priori, ont d'autres objectifs. Comment par exemple ne pas voir tout ce qu'il y a de comique (en l'espèce, comique de répétition) dans les syllogismes diaboliques de Christophe Tarkos ou de Gherasim Luca ?
Il y aurait beaucoup de naïveté à penser que le rire ne fait que rire. Car le malaise n'est jamais loin, révélateur en même temps que conjuration de la névrose. Pour Baudelaire le rire « d'origine diabolique » « est intimement lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégradation physique et morale ». C'est parce qu'il est « satanique » qu'il est « profondément humain ».
La mise à distance de l'objet poétique, la guerre contre l'esprit de sérieux trouvent avec le rire, sous toutes ses formes, une arme totale: le rire jaune ou la farce, l'ironie ou la caricature, le calembour ou le trait d'esprit, le burlesque ou l'humour noir, etc., autant d'outils dont s'est toujous saisi la poésie, pour faire tomber les masques, revoir la copie du réel, dénoncer la bêtise, enrayer le tragique. Le comique est donc aussi anti-conformiste.
Stéréotypes assénés en vérités métaphysico-sociologiques de Nathalie Quintane, érudition joueuse de Jacques Roubaud, outrance taxinomique de Valère Novarina, truculence comico-inquiétante de Jean-Pascal Dubost, liste tordue-joueuse de Jacques Jouet, loufoqueries contrôlées de Jean-François Bory, idiotie tragi-comique de Charles Pennequin, abécédaire incongru-farceur de Pascal Commère, syllogismes litaniques de Jacques Rebotier, baroquisme de James Sacré, détournements, dérision et auto-dérision chez la plupart (Olivier Cadiot ou Jérôme Mauche), etc., on pourrait multiplier les exemples (et qu'on me permette de m'inviter dans cette fine équipe).
Enfin, si le rire procède aussi de rapprochements hasardeux, inattendus, contre-nature (« du mécanique plaqué sur du vivant », comme le définit Bergson), alors... N'est-ce pas ainsi que se définit, dans son acception la plus générale, la poésie ?

Cérébrale par tradition/
difficile par méchanceté (pas toujours)

Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle permet au contraire de voir le réel sans les écrans et les illusions qui nous en séparent habituellement. C'est d'ailleurs cette hypervisibilité qui peut désarçonner, parfois. Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle ne l'est pas parce qu'elle nous donne les moyens de regarder différemment, et de voir ce qui, généralement, ne se voit pas. Elle n'est pas difficile parce qu'elle ouvre, chaque fois, des espaces de création qui sont le lieu de formes et d'inventions d'une extrême inventivité, et le plus souvent, de radicales et bienheureuses fantaisies. Elle n'est pas difficile parce que, dans les méandres et les rugosités de sa langue, dans ses étrangetés, ses dissonances et ses faux dysfonctionnements elle fournit d'incomparables outils pour éprouver le monde, résister à ses barbaries et ses médiocrités, et comme tel, peut redonner à l'homme contemporain toute sa liberté de penser, de juger, de rêver, et aussi, ce qui n'est pas la moindre des choses, de trouver à redire.

Jean-Michel Espitallier, « Longue vue, foreuse, couteau suisse ». Introduction de Sac à dos. Une anthologie de poésie contemporaine pour lecteurs en herbe (Le mot et le reste, 2009, p. 31-35)

Suit une belle sélection de textes de Pierre Alferi, Jean-Marie Barnaud, Philippe Beck, Julien Blaine, Jean-François Bory, Olivier Cadiot, Ivar Ch’vavar, Pascal Commère, Jacques Demarcq, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz, Jean-Michel Espitallier, Raymond Federman, Christophe Fiat, Albane Gellé, Michelle Grangaud, Bernard Heidsieck, Jacques Jouet, Virgine Lalucq, Ghérasim Luca, Cécile Mainardi, Jérôme Mauche, Bernard Noël, Valère Novarina, Charles Pennequin, Pascale Petit, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, Jacques Rebotier, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, James Sacré, Anne Savelli, Eugène Savitzkaya, Jacques Sivan, Sébastien Smirou, Jude Stéfan, Christophe Tarkos, Véronique Vassiliou.

mardi 30 décembre 2008

des petits pains de plastique dans les neurones

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Quand on commence à appuyer sur la gâchette et que le tremblement du fusil mitrailleur secoue le corps tout entier, on a beaucoup de mal à s'arrêter. Tout le monde ici adore se servir de son arme. Le tremblement du fusil mitrailleur nourrit la peur en même temps qu'il l'évacue et on a l'impression que toute cette saloperie pourrait être ensevelie sous le bruit des balles, écrasée, jusqu'à se dissoudre, dans le tremblement des machines de guerre. Tout-puissant, maître du jeu. C'est effrayant. (p. 9)

Quand l'un de nos gars se fait accrocher nous finissons toujours par réagir, d'une manière ou d'une autre. Pas vraiment de la vengeance. Plutôt un défoulement. Dans des moments pareils, il nous pousse instantanément des dents de fauve dans la tête. Toute cette sauvagerie qui remonte à la surface avec une facilité, une rapidité effrayantes, comme une purge. La peur extrême, la rage extrême. La préparation militaire nous a comme qui dirait greffé des petits pains de plastique dans les neurones. La moindre étincelle fait tout péter.

Je n'étais pas comme ça, avant. (p. 12)

La peur extrême s'accompagne d'un très fort sentiment de solidarité entre tous les gars, un sentiment que je n'ai ressenti qu'au combat, comme qui dirait un instinct collectif de défense, avec l'impression de constituer un même organe biologique dont nous serions les anticorps. Nous nous retrouvons côte à côte avec des gars que nous ne connaissons pas et avec lesquels, instantanément, nous partageons une très forte intimité. Nous défendons les mêmes valeurs. Tous complices. La haine, la peur, les dents de fauve dans la tête. Dans ce genre de situation nous prenons des risques inouïs. Instinctivement. Sans héroïsme. C'est beaucoup plus que de la camaraderie. Se protéger les uns les autres d'un ennemi commun, ça n'est pas rien... Dans des moments pareils, brusquement, on ne sent plus le danger. D'ailleurs on ne sent plus rien. On fait la guerre, on court, on vide son chargeur, on est une machine. On se défonce. Ça va très vite. Comme expulsé du réel. On crie, on court, on vide son chargeur. On est une machine, on crie, on fait la guerre. On crie, ça va très vite. Je ne vois pas trop ce qui pourra remplacer ça lorsque nous serons rendus à la vie civile. (p. 33-34)

Jean-Michel Espitallier, Army (Al Dante, 2008)

Jean-Michel Espitallier poursuit avec Army la réflexion abordée dans En guerre ; en construisant un témoignage fictionnel à la première personne à partir de sources médiatiques évoquant la guerre en Irak, toutefois, il poursuit une réflexion cognitive, comme dans son précédent Tractatus logo mecanicus, bien davantage qu'une visée moraliste.

::: un article de Philippe Boisnard (Libr-critique)

samedi 26 août 2006

penser à ne plus penser

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Quelques extraits :

1.8 Il est plus facile de ne pas penser que l'on ne pense pas que de penser que l'on ne pense pas.
1.9 Si je souhaite ne plus penser, il me faut arrêter la pensée de ne plus penser au moment où je dois commencer à ne plus penser.
1.10 Mais j'arrête là deux pensées : la pensée et la pensée de ne plus penser.
1.11 Et même trois pensées : la pensée, la pensée de ne plus penser et la pensée de penser à ne plus penser.
1.12 Et même quatre pensées : la pensée, la pensée de ne plus penser, la pensée de penser à ne plus penser et la pensée de penser à ne plus penser à la pensée de penser.
1.13 Mais ne plus penser doit se penser pour éviter à la pensée de revenir.
1.14 La pensée peut donc se concevoir comme un engin de résistance aux pensées. (...)

7.0 Je ne peux pas tout comprendre mais je peux tout penser. parce que ne pouvant penser à ce qui dépasse ma pensée, je ne peux donc penser que les choses que ma pensée a mises à sa portée (mais qu'est-ce qui lui a afit penser à mettre ces choses à sa portée?).
7.1 D'où il semble découler que la totalité du monde est la totalité de mes pensées.
7.2 Même s'il existe des choses qui ne sont pas à la portée de mes pensées, personne ne disposant du même stock de pensées, il se trouve des choses qui, n'existant pas pour moi, existent pour d'autres et inversement.
7.3 D'où il semble découler que la totalité du monde est la totalité des pensées formulées par tout le monde. (...)

12.8 Est-ce ma tête qui pense à faire bouger mes pieds ou l'envie de bouger mes pieds qui fait bouger la pensée de faire bouger mes pieds dans ma tête ?
12.9 Dans le second cas, si les pieds veulent bouger et font bouger la pensée « bouger-les-pieds » dans ma tête, qu'est-ce qui fait que mes pieds veulent bouger sans ma tête pour leur commander de vouloir bouger ?

Jean-Michel Espitallier, Tractatus logo mecanicus (pensum) (Al Dante, 2006, p. 10-11, p. 31-32 et p. 50)

vendredi 25 août 2006

(pensum)

Pensum est le sous titre du Tractatus logo mecanicus publié par Jean-Michel Espitallier en juin dernier aux éditions Al Dante.

Enpruntant la construction et les figures obligées (rigueur logico-mathématique, paradoxes, syllogismes, etc.) du célèbre Tractatus de Wittgenstein, ce petit livre réjouissant creuse jusqu'à l'absurde la question : qu'est-ce que penser ?

espitallier.jpgJean-Michel Espitallier est né en 1957. Il a fondé et dirigé la revue Java (1989-2006) avec Jacques Sivan et Vannina Maestri.

Il a a publié :
Ponts de frappe (Fourbis, 1995)
Pièces détachées. Une anthologie de la poésie française aujourd'hui (Pocket, 2000)
Gasoil : prises de guerre (Flammarion, 2000)
Fantaisie bouchère (Derrière la salle de bains, 2001)
Le Théorème d’Espitallier (Flammarion, 2003)
En guerre (Inventaire Invention, 2004)
Caisse à outils. Un panorama de la poésie française aujourd'hui (Pocket, 2006)

On peut lire en ligne :
- la notice de la Poéthèque
- un entretien à propos de la revue Java (Manuscrit.com)
- En guerre (Inventaire Invention)