Cryptée par essence (mais pas toujours)
Parce qu'elle opère la langue à cœur ouvert, la découpe, la met en tranche, en transe, en traces, produit effets loupes et perspectives gigognes, la poésie peut paraître parfois indéchiffrable. Un peu comme un code-barres dont le sens nécessite un décodeur. En réalité, l'illisibilité procède souvent d'un trop d'évidence, mais on ne dira jamais assez que l'illisible naît toujours d'abord d'une défaillance de lecture (pour Jakobson, l'illisibilité serait même ce qui caractérise la poésie vivante). Cryptages à des fins de décryptages des cryptages, appauvrissement de la langue démasquant la pauvreté des discours, mise en boucle donnant à voir la médiatisation répétitive du monde, trompe-l'œil trompe-leurres, grossissement de l'illusion par laquelle se constituent pourtant les sociétés, etc., autant de procédures d'écritures qui, au-delà de leurs apparentes et aberrantes anormalités, jettent au contraire une lumière crue, aveuglante sur le réel.
Épidermique par vocation (mais pas toujours)
Mettre en cause le monde c'est d'abord mettre en cause ce qui le nomme. C'est aussi résister à l'in-jonction de devoir à tout prix le nommer, de lui donner du sens. Voilà pourquoi la subversion par la langue ne peut être que subversion de la langue, dissidence par dissonance. Il ne s'agit plus de réenchanter le monde, mais au contraire de le soumettre à une observation critique. Ou alors de le réanchanter par d'autres moyens que ceux qui ont déchanté.
D'ailleurs la poésie déjoue aussi le faux enchantement des images. Dans une société où il n'est de réel que représenté, la poésie, en tant que système de représentation ne représentant que lui-même c'est-à-dire, déjà, du représenté, peut donc aider à démonter les mécanismes aliénants du spectacle. Il existe aussi une position de distance amusée, moins grave, qui joue de la dérision, du grotesque en guise de bras-d'honneur aux violences du monde parodie des discours, pastiches des jargons, barbarie soumise aux barbarismes, que l'on rencontre chez Charles Pennequin, notamment. Le poème comme « virgule de résistance » (Smirou)Comique par nature (mais pas toujours)
Comique la poésie ? Souvent oui. Parce que les aberrations de sa langue et les moyens qu'elle se donne pour interroger le réel produisent parfois de très comiques incongruités. À la dichotomie sérieux/comique se substituent ici encore par effet de contamination, des matières hybrides où le comique s'insinue dans des formes (l'accumulation, le répétitif, etc.) qui, a priori, ont d'autres objectifs. Comment par exemple ne pas voir tout ce qu'il y a de comique (en l'espèce, comique de répétition) dans les syllogismes diaboliques de Christophe Tarkos ou de Gherasim Luca ?
Il y aurait beaucoup de naïveté à penser que le rire ne fait que rire. Car le malaise n'est jamais loin, révélateur en même temps que conjuration de la névrose. Pour Baudelaire le rire « d'origine diabolique » « est intimement lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégradation physique et morale ». C'est parce qu'il est « satanique » qu'il est « profondément humain ».
La mise à distance de l'objet poétique, la guerre contre l'esprit de sérieux trouvent avec le rire, sous toutes ses formes, une arme totale: le rire jaune ou la farce, l'ironie ou la caricature, le calembour ou le trait d'esprit, le burlesque ou l'humour noir, etc., autant d'outils dont s'est toujous saisi la poésie, pour faire tomber les masques, revoir la copie du réel, dénoncer la bêtise, enrayer le tragique. Le comique est donc aussi anti-conformiste.
Stéréotypes assénés en vérités métaphysico-sociologiques de Nathalie Quintane, érudition joueuse de Jacques Roubaud, outrance taxinomique de Valère Novarina, truculence comico-inquiétante de Jean-Pascal Dubost, liste tordue-joueuse de Jacques Jouet, loufoqueries contrôlées de Jean-François Bory, idiotie tragi-comique de Charles Pennequin, abécédaire incongru-farceur de Pascal Commère, syllogismes litaniques de Jacques Rebotier, baroquisme de James Sacré, détournements, dérision et auto-dérision chez la plupart (Olivier Cadiot ou Jérôme Mauche), etc., on pourrait multiplier les exemples (et qu'on me permette de m'inviter dans cette fine équipe).
Enfin, si le rire procède aussi de rapprochements hasardeux, inattendus, contre-nature (« du mécanique plaqué sur du vivant », comme le définit Bergson), alors... N'est-ce pas ainsi que se définit, dans son acception la plus générale, la poésie ?Cérébrale par tradition/
difficile par méchanceté (pas toujours)Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle permet au contraire de voir le réel sans les écrans et les illusions qui nous en séparent habituellement. C'est d'ailleurs cette hypervisibilité qui peut désarçonner, parfois. Non, la poésie n'est jamais difficile. Elle ne l'est pas parce qu'elle nous donne les moyens de regarder différemment, et de voir ce qui, généralement, ne se voit pas. Elle n'est pas difficile parce qu'elle ouvre, chaque fois, des espaces de création qui sont le lieu de formes et d'inventions d'une extrême inventivité, et le plus souvent, de radicales et bienheureuses fantaisies. Elle n'est pas difficile parce que, dans les méandres et les rugosités de sa langue, dans ses étrangetés, ses dissonances et ses faux dysfonctionnements elle fournit d'incomparables outils pour éprouver le monde, résister à ses barbaries et ses médiocrités, et comme tel, peut redonner à l'homme contemporain toute sa liberté de penser, de juger, de rêver, et aussi, ce qui n'est pas la moindre des choses, de trouver à redire.
Jean-Michel Espitallier, « Longue vue, foreuse, couteau suisse ». Introduction de Sac à dos. Une anthologie de poésie contemporaine pour lecteurs en herbe (Le mot et le reste, 2009, p. 31-35)
Suit une belle sélection de textes de Pierre Alferi, Jean-Marie Barnaud, Philippe Beck, Julien Blaine, Jean-François Bory, Olivier Cadiot, Ivar Ch’vavar, Pascal Commère, Jacques Demarcq, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz, Jean-Michel Espitallier, Raymond Federman, Christophe Fiat, Albane Gellé, Michelle Grangaud, Bernard Heidsieck, Jacques Jouet, Virgine Lalucq, Ghérasim Luca, Cécile Mainardi, Jérôme Mauche, Bernard Noël, Valère Novarina, Charles Pennequin, Pascale Petit, Véronique Pittolo, Nathalie Quintane, Jacques Rebotier, Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, James Sacré, Anne Savelli, Eugène Savitzkaya, Jacques Sivan, Sébastien Smirou, Jude Stéfan, Christophe Tarkos, Véronique Vassiliou.
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