soustraction du sens
Par cgat le vendredi 16 février 2007, 00:10 - écrivains - Lien permanent
Dans Logique du sens, Deleuze expliquait que le sens ne serait pas
quelque chose de planqué qu'il s'agirait de débusquer. Il n'y a pas de
dévoilement à opérer, parce qu'il n'y a rien à dévoiler. Le sens n'est tapi
nulle part ; n'attend pas qu'on vienne le chercher. Il ne précède pas le
texte - n'en constitue ni l'arrière fond ni le programme. Le sens est
production, c'est-à-dire qu'il s'élabore au fil de l'écriture, dans
des directions hétéroclites, souvent à l'insu de l'auteur lui-même.
L'interprétation - le sens qu'on assigne à un texte - intervient certes en
cours de processus (du moins en partie pour l'auteur), mais surtout lors de son
achèvement - interprétation qui est le fait du lecteur, du commentateur, du
critique.
Pour aller vite, on peut diviser les écrivains en deux catégories. Ceux pour
qui le sens doit précéder l'écriture ; pour qui le roman est avant tout
usine à message. Cette pulsion autoritaire (il s'agit bien de cadenasser
d'avance le texte) trouve souvent sa limite avec l'intervention du lecteur, cet
intrus, dont l'interprétation peut contredire les assignations de l'auteur. Le
cas échéant, l'auteur se plaindra de : 1) la cuistrerie du lecteur ;
2) la mauvaise compréhension de son œuvre ; 3) la trahison du sens. La
deuxième catégorie d'écrivains laisse sa chance au produit. Non pas délivrer un
sens avant même d'avoir écrit ; non pas tordre le texte en fonction du
sens à assigner : mais autoriser le texte en cours d'écriture à produire
du sens - quitte à ce que cette production lui échappe. En d'autres
termes : maintenir les possibles.
Pour aller plus loin, disons que puisque le sens finira toujours par être
produit, avec ou sans l'assentiment de l'auteur, autant envisager l'écriture
comme une opération de soustraction du sens. Ce qui veut dire retirer tout ce
qui va dans le sens de la clôture.
Il y aurait à cela deux obstacles : le premier tient à la tentation
utilitariste qui demande au roman, s'il n'est pas agréable, d'être a tout le
moins utile. Le second est dans le roman lui-même (dans sa version classique),
qui déroule une histoire et s'achemine donc vers sa clôture. Une mécanique est
mise en place que seules les péripéties pourraient venir contrecarrer, rendre
hasardeuse (le héros va-t-il s'en tirer ? Oui, si l'auteur n'invente pas
une énième péripétie, qui sera cette fois trop lourde à encaisser et qui aura
raison de la liberté du personnage).
La tradition moderne inventera autre chose : au lieu de dérouler une
histoire, elle la dépliera (à la façon de Faulkner dans Le Bruit et La
Fureur). Elle inventera un rapport au temps qui permettra de passer d'une
date à une autre, d'une heure à une autre, brisant tout lien de nécessité. Ou
qui en tout cas empêchera que le lecteur s'y accroche comme un noyé à la
première branche qui pend. Claude Simon, par exemple, intitule un chapitre de
L'Acacia « 1982-1945 ». Ce faisant, les auteurs de la modernité
parviennent à faire que le roman se glisse par un trou de souris, et débouche
ou découvre des espaces infinis. Qu'il arpente et n'a pas fini d'arpenter, le
sens n'étant plus dicté par la langue qu'il parle (comme dans le roman
classique prisonnier de sa forme). Où le sens serait plutôt inventé par la
langue installée dans l'ouvert. Cet ouvert n'est pas une chose acquise, mais
bien une chose à conquérir toujours. Il ne s'oppose pas à un fermé, il est
plein dehors.
Voilà peut-être la leçon d'écrivains comme Claude Simon et Juan Benet : la
clôture du sens ou la clôture par le sens sont renvoyés hors de l'œuvre, dans
l'espace-temps où le livre sera médité par le lecteur désireux de comprendre ce
qu'il a lu à partir du point de totalité qu'il aura gagné. Comme on atteint un
panorama, un belvédère. Et il y parviendra (chacun se constitue un parcours,
comme après une projection de Mulholland Drive) bon an mal an, sans
s'en rendre compte - il faut du temps avant de comprendre cela : que la
lecture a tenu sans ce belvédère, sans cette mise en perspective. La matière du
livre, de chaque page, suffisant à embarquer le lecteur. Non que ces pages ou
ces passages soient autonomes. Mais déconnectés de la perspective - ce que
Proust avait déjà fait à coup de phrases si longues qu'il transformait tout
lecteur en explorateur myope de son œuvre - ils proposent, ces passages, une
épaisseur ou une richesse de signifiants que la perspective n'est pas encore
venue réduire, instrumentaliser. Moment magique mimé par Proust lorsque le
narrateur se réveille et met du temps à ordonner ses perceptions. Le réveil
contre la clôture : voilà où on voulait en venir.
Collectif Inculte, « Soustraction du sens », Devenirs du roman (Inculte / Naïve, 2007, p. 113-115)
Commentaires
"CLXXXI — La mise en scène, art de retrouver la réplique perdue ? Plutôt celui d'en perdre encore une ou deux."
(V.Novarina, "Pendant la matière", POL, 1991)
quel bel et clair exposé !
Bonjour,
Je ne pense pas que, même si Finkielkraut ou dernièrement Todorov prône le sens et le fond avant la forme, la littérature se résume à cette distinction entre roman directif ou pas. La littérature contemporaine est plus ouverte, laisse davantage la place au lecteur. Je ne pense pas non plus, même si la littérature, jusqu'au 19ème siècle, était codifiée, que son sens fût cadenacé comme l'insinue les auteurs de l'article.
Ce recueil Devenirs du roman est très intéressant même si je ne suis pas toujours en accord avec ce qui y est dit. En tout cas, il permet d'ouvrir le débat, de réfélchir aux changements profonds de l'écriture romanesque.
En continuant à opposer sens et fond contre forme, Finkielkraut et Todorov — à vous en croire, car je n'ai perdu mon temps à lire ni l'un ni l'autre — montrent simplement qu'ils ont quelques dizaines d'années de retard sur une pensée réellement digne de ce nom. C'est Deleuze qui a raison, en pointant l'inextricable lien entre la forme et le sens : en poussant un peu (ce qu'il faut se garder de faire, bien entendu), on irait presque jusqu'à dire que c'est une seule et même chose, appréhendée de façon différente. Cela ne signifie pas (encore que...) qu'il faille jeter à la poubelle les œuvres officiellement engagées, les usines à message : mais ce qui est réellement "art" dans ces œuvres ne réside en rien dans leur discours explicite. Y compris, et même à plus forte raison, si on a une vision très politique de l'art (c'est mon cas).
En revanche, là où j'émettrais des réserves par rapport au propos que l'article prête à Deleuze (je n'ai pas "Logique du sens" sous la main, d'où la précaution oratoire), c'est dans l'idée que "le sens ne serait pas quelque chose de planqué qu'il s'agirait de débusquer". Bien sûr, le sens n'est pas "planqué" dans le sens (décidément !) de "planqué derrière la forme", puisque donc la forme elle-même est ce qui construit le sens. En revanche, cette forme/sens, pour visible qu'elle soit, n'est pas pour autant immédiatement compréhensible. Pour Adorno, l'idée est que les œuvres d'art nous parlent dans une langue que nous ne comprenons pas, et que nous sommes invités à déchiffrer. Et donc en tout cas, oui, la place du lecteur est prépondérante.
Merci pour tout ça, qui me donne l'occasion et l'envie de reprendre, une nouvelle fois, mes lectures de Novarina. Allez, un petit fragment pour la route :
"183. L'acteur ne doit pas faire l'intelligent — et même, dans un certain sens, l'acteur ne doit pas comprendre : il ne faut surtout pas qu'il vienne dénouer quoi que ce soit à la place du spectateur. Ce sont eux, les spectateurs, qui reçoivent l'énigme, sont en présence de l'objet insaisissable et refont l'expérience enfantine de l'incompréhensibilité du langage. Le dénouement du drame va avoir lieu dans le corps de chacun."
(V. Novarina, "Lumières du corps", POL, 2006, p. 100)
tout cela est très vrai, jenbamin ... et une fois encore merci pour toutes vos judicieuses citations, que je m'empresse d'ajouter à ma collection.
je n'ai pas lu non plus Finkielkraut et Todorov (!) mais je conseille la lecture de "Devenirs du roman", justement car, comme le dit Anne-Sophie, les propos, les définitions, les points de vue y sont très divers et de ce fait stimulants.
je serais en revanche un peu plus réservée que vous, Anne-Sophie, quant aux "changements profonds de l'écriture romanesque" ...
Que pensez vous de la remarque de Flaubert qui dit dans une lettre à Louis Bouilhet en date du 4 septembre 1850 :
"Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. Cela revient à ces éternelles discussions sur la décadence de l’art. Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon. »
Cela pose question sur la "nouveauté" de cette notion de soustraction du sens, non ?
D'ailleurs le reste de la lettre, très dur vis à vis des auteurs qui ont comme credo d'être des "usines à messages", va tout à fait dans votre sens.
Bien à vous.