Appelez-vous maman une phrase ? (p. 7)

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À une époque que j'ai oubliée, je commençai, irrésistiblement, à espionner les phrases de ma mère, à l'affût de leurs erreurs, incomplétudes, manques, défauts qui m'atteignaient autant que s'ils eussent menacé mon intégrité. Elle sent que ma présence met un frein à sa liberté de langage. Je devins experte des règles de construction sans lesquelles un assemblage de mots ne me paraissait pas capable de produire une phrase ; l'espionnage (tout agent secret se doit de posséder la langue du pays dont il trahit les secrets) s'étendant peu à peu des phrases incomplètes de ma mère aux paroles bizarres de tout le monde. Je décomposais l'agent (l'être animé instigateur et contrôleur du procès) ; l'objet ; le verbe ; le but ; la syntaxe ; les fonctions. Les mots se mirent à résonner dans ma tête comme l'envol des cloches ; mon obsession de comprendre m'entraîna parfois tout près de l'absurdité. « On ne s'est pas quitté. - On sait pas qui t’es ? »
Le choix des mots, seuls, m'importait peu ; je demeurais hantée par leur liaison, leur répétition, leurs accords évidents et leur guerre secrète, l'énigme d'une vie et d'une personne qu'à mon oreille dangereusement exercée ils trahissaient. Le langage se résuma, enfin, à une enquête impossible, à ma hantise abstraite des définitions qui auraient pu (si une conversation consistait à définir ses propres termes !), des phrases, exhiber le squelette. « Qu'entends-tu par ? » devint l'unique enjeu, rarement formulé en termes directs, de l'intérêt que je trouvais à parler, et surtout à écouter. C'est tout un interrogatoire ! J'aurais voulu ramener chaque phrase au point intime d'où son agent, par ses décisions et ses choix, l'avait fait se dérouler. Il venait me parler : je me rappelle qu'il me posait des questions auxquelles je ne pouvais répondre et me couvrait de honte.
je comprenais pourtant que l'œil de l'observateur, et plus encore l'oreille de l'espion, ne restent jamais invisibles, provoquant, par la tension du regard, le malaise de l'écoute, des ondes discrètes qui déplacent insensiblement l'agencement des phrases, modifiant leurs accents, ternissant leurs nuances (p. 102-103)

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L'agent est-il celui qui agit, contrairement à celui qui subit l'action ? Ou bien est-il la force invisible, et indirecte, intervenant dans la production de certains phénomènes (les allées-venues mystérieuses des nuages et des humains) ?
À l'époque lointaine où le monde était coupé en deux par des frontières réputées infranchissables, les agents des deux mondes connaissaient l'art du passe-muraille. Aucun mur n'aurait pu résister aux agents doubles entraînés à franchir les obstacles et deviner les trous par où s'annulent, inévitablement, les frontières.
Le seul mur que les agents devaient s'interdire de passer, sous peine de mort, était la barrière mentale qui, en isolant leurs réseaux adverses d'appartenance, maintenait ces intermédiaires dans l'illusion de la loyauté. Ainsi la plus grave des menaces était-elle contenue dans la tête des agents s'affairant à oublier qu'ils ne furent jamais tout à fait eux-mêmes, et construisant en leur for intérieur un mur de silence, de défiance, qu'ils n'avaient de cesse, en leurs cibles, de vouloir détruire. (p. 125)

Hélène Frappat, L’agent de liaison (Allia, 2007)

L’agent de liaison est un magnifique jeu de l’oie de 100 séquences pleines de fugues et de fuites, de contradictions et d’échos, d’objets et de portes dérobés, de dérobades, d’agents double voire triples, qui rappelle que le premier « agent de liaison » - et donc de trahison – c’est le langage.

Hélène Frappat est née en 1969 à Paris.
Philosophe, traductrice de l'anglais et critique aux Cahiers du Cinéma,
elle a également publié un essai : Jacques Rivette, secret compris (Cahiers du cinéma, 2001) et une première œuvre de fiction : Sous réserve (Allia, 2004)

en ligne :
- « Appelez-vous maman une phrase ? », un article de Laure Limongi (publié dans La Revue Littéraire, 32)
- un article d’Hélène Frappat sur Jacques Rivette, grand amateur d'agents de liaison lui-aussi.