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Plusieurs années s'écoulèrent avant qu'à la lumière d'un cauchemar hivernal m'apparût la disparition des bijoux ; d'autres mois encore avant qu'un rêve obsédant de vengeance me révélât une évidence : il s'agissait, non d'un vol, d'une trahison. Mon ancien mari, succombant aux rapines et aux escroqueries pourvu qu'elles lui permissent de prolonger l'illusion d'une vie factice, aimait trahir.
Existait-il en chacun de nous une zone sombre où s'exerçait le goût de trahir, l'intérêt déclaré de certains (la valeur marchande des bijoux importait peu) masquant la gratuité mystérieuse de leurs petites et grandes trahisons ? Quel plaisir avait pris mon ex-mari à trahir la longue liste d'individus que, depuis son arrivée dans la capitale (ainsi le découvrais-je peu à peu), il avait, non sans constance, dupés ? Quelle joie irrésistible ressentait-il à présenter, sur la scène indifférente ou crédule du monde, un visage qui n'était pas le sien, un masque qui trahissait son secret ? Et son secret n'était-il rien d'autre que ce plaisir, surpassant les gratifications contingentes à tout mobile intéressé, pris à trahir les êtres inconnus ou aimés ? Je me surpris à rêver à l'armée secrète des traîtres, unis, sans aucun besoin de serment, par l'intuition de leur penchant commun, se protégeant mutuellement de leurs inévitables trahisons, se pardonnant sans un mot les attaques d'un mal dont tous se savaient atteints. (p. 60)

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Que prouve le traître au crédule qu'il vole ou dupe, sinon qu'il ne lui a jamais appartenu ? Pour trahir, il faut d'abord appartenir. Je n'ai jamais appartenu. En dérobant mon héritage et mes souvenirs, mon ex-mari avait prouvé sa hantise de la possession, transformant le contenu d'une petite boîte de bijoux, par-delà les biens monnayables, en signes de fuite. La trahison est moins un défaut de loyauté qu'une terreur de la possession ; l'agent qui n'appartient pas ne trahit rien.
Je n'ai jamais appartenu. Existait-il en certains individus un désir trouble de fuite que les victimes de leurs fugues nommaient trahison, et les fauteurs de fugues indépendance ? Et l'agent double ou triple, situant dans ses reniements le cœur même de son indépendance, affirmait-il plus discrètement, en sourdine, à son public mystifié : Je ne me suis jamais appartenir ?
Qui ne s'appartient pas ne trahit rien (identités, valeurs, promesses) ; le seul secret des traîtres que ces fugitifs chercheront toujours à nier est qu'ils n'ont, sous le regard de leurs ennemis et de leurs alliés, au fond de leurs cœurs, rien, ni personne, à trahir. (p. 68)

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Que serait le peuple invisible des traîtres sans la cohorte de ses complices bienveillants qui l'autorisent à mentir, falsifier, trahir, partageant sans un mot son existence contrefaite ? L'espion qui aime trahir choisit un entourage complaisant : épouses peu curieuses des absences de leur mari, famille soulagée de s'enorgueillir d'une réussite mensongère, amis consentant à ses silences, inconnus trompés par la surface lisse qu'en guise de visage, il offre au monde. Tous, les yeux et les oreilles mystérieusement clos, inaccessibles à l'évidence, veulent être trahis, recherchant dans le mariage ou l'amitié des occasions sans cesse nouvelles d'être dupés, goûtant successivement aux saveurs fades de l'aveuglement et aux joies amères de la déception, incapables de réunir les facettes d'une identité en apparence contradictoire (le jour et la nuit !) en quoi réside l'énigme du traître. (p. 120)

Hélène Frappat, L’agent de liaison (Allia, 2007)