signes de fuite
Par cgat le lundi 8 octobre 2007, 00:13 - écrivains - Lien permanent
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Plusieurs années s'écoulèrent avant qu'à la lumière d'un cauchemar hivernal
m'apparût la disparition des bijoux ; d'autres mois encore avant qu'un
rêve obsédant de vengeance me révélât une évidence : il s'agissait, non
d'un vol, d'une trahison. Mon ancien mari, succombant aux rapines et
aux escroqueries pourvu qu'elles lui permissent de prolonger l'illusion d'une
vie factice, aimait trahir.
Existait-il en chacun de nous une zone sombre où s'exerçait le goût de
trahir, l'intérêt déclaré de certains (la valeur marchande des bijoux
importait peu) masquant la gratuité mystérieuse de leurs petites et grandes
trahisons ? Quel plaisir avait pris mon ex-mari à trahir la longue liste
d'individus que, depuis son arrivée dans la capitale (ainsi le découvrais-je
peu à peu), il avait, non sans constance, dupés ? Quelle joie irrésistible
ressentait-il à présenter, sur la scène indifférente ou crédule du monde, un
visage qui n'était pas le sien, un masque qui trahissait son
secret ? Et son secret n'était-il rien d'autre que ce plaisir, surpassant
les gratifications contingentes à tout mobile intéressé, pris à trahir les
êtres inconnus ou aimés ? Je me surpris à rêver à l'armée secrète des
traîtres, unis, sans aucun besoin de serment, par l'intuition de leur penchant
commun, se protégeant mutuellement de leurs inévitables trahisons, se
pardonnant sans un mot les attaques d'un mal dont tous se savaient atteints.
(p. 60)
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Que prouve le traître au crédule qu'il vole ou dupe, sinon qu'il ne lui a
jamais appartenu ? Pour trahir, il faut d'abord appartenir. Je n'ai
jamais appartenu. En dérobant mon héritage et mes souvenirs, mon ex-mari
avait prouvé sa hantise de la possession, transformant le contenu d'une petite
boîte de bijoux, par-delà les biens monnayables, en signes de fuite.
La trahison est moins un défaut de loyauté qu'une terreur de la
possession ; l'agent qui n'appartient pas ne trahit rien.
Je n'ai jamais appartenu. Existait-il en certains individus un désir
trouble de fuite que les victimes de leurs fugues nommaient trahison, et les
fauteurs de fugues indépendance ? Et l'agent double ou triple, situant
dans ses reniements le cœur même de son indépendance, affirmait-il plus
discrètement, en sourdine, à son public mystifié : Je ne me suis
jamais appartenir ?
Qui ne s'appartient pas ne trahit rien (identités, valeurs, promesses) ;
le seul secret des traîtres que ces fugitifs chercheront toujours à nier est
qu'ils n'ont, sous le regard de leurs ennemis et de leurs alliés, au fond de
leurs cœurs, rien, ni personne, à trahir. (p. 68)
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Que serait le peuple invisible des traîtres sans la cohorte de ses complices
bienveillants qui l'autorisent à mentir, falsifier, trahir, partageant sans un
mot son existence contrefaite ? L'espion qui aime trahir choisit un
entourage complaisant : épouses peu curieuses des absences de leur mari,
famille soulagée de s'enorgueillir d'une réussite mensongère, amis consentant à
ses silences, inconnus trompés par la surface lisse qu'en guise de visage, il
offre au monde. Tous, les yeux et les oreilles mystérieusement clos,
inaccessibles à l'évidence, veulent être trahis, recherchant dans le
mariage ou l'amitié des occasions sans cesse nouvelles d'être dupés, goûtant
successivement aux saveurs fades de l'aveuglement et aux joies amères de la
déception, incapables de réunir les facettes d'une identité en apparence
contradictoire (le jour et la nuit !) en quoi réside l'énigme du
traître. (p. 120)
Hélène Frappat, L’agent de liaison (Allia, 2007)
Commentaires
je préfère ces passages à ceux d'hier.
pas d'accord sur tout (le second : le souci ne pas apartenir peut très bien se marier avec la loyauté).
Le dernier me semble juste.
L'ensemble doit faire un curieux bouquin entre récit et mini philosophie, sans opter pour la fable (impression à partir de brides)
un très curieux bouquin, en effet : surprenant, stimulant, très intellectuel et très émouvant à la fois : j'ai beaucoup aimé - le citer n'est pas facile car sa construction est très importante :
j'ai juste choisi des passages qui me touchent plus particulièrement ...
ça a l'air bien stimulant en effet mais as tu lu les didascalou ?
J'ai beaucoup aimé aussi - et encore une fois les Lignes de fuite, convergentes avec d'autres, ont participé à susciter ma curiosité.
Le citer en effet n'est pas facile : on tend à y perdre la "liaison".