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Ainsi, la bêtise se renouvelle, ce qui la rend mal visible, et donc dangereuse. Ceux qui la dénoncent (qui voient ses nouvelles formes - car la bêtise intelligente n'est pas une essence, elle n'est qu'incessants avatars) sont généralement mal compris et mal reçus. Car on peut rire tous ensemble de la très vieille bêtise qui ressemble à mon arrière-grand-mère en corset, mais la nouvelle bêtise est plus trompeuse car elle porte les oripeaux de l'intelligence des générations immédiatement précédentes (ma grand-mère en minijupe un jour de brouillard pourrait donner le change). C'est pourquoi le conformisme n'est pas aisément identifiable.
Après cette intense réflexion, je me suis levé d'un bond et j'ai constaté que j'avais encore plus faim que de coutume - ce qui n'est pas bon pour mon tour de taille.
Arrivé au travail, j'ai bien sûr résumé l'avancement de mes pensées à Gulliver, qui m'a dit : « C'est ce qui est terrible : la bêtise s'améliore. Et, circonstance aggravante, aujourd'hui elle promeut ce qui lui est opposé : changement, renversement, liberté - a priori le contraire du conformisme. Mais comme la bêtise reste bête, elle n'offre de ces valeurs que des simulacres, comme nous le disions à propos des arts plastiques. Mais où tu as parfaitement raison (et là je me sentais fier) : les produits de la bêtise intelligente consistent en des avatars des productions de l’intelligence des générations précédentes. » (p. 39-40)

La bêtise intelligente, en revanche, a une nature impondérable : on était libre, critique, on pensait vraiment, par soi-même, et soudain on dérape insensiblement, on vient de glisser dans la banalité de la doxa. Tout à l'heure on redeviendra peut-être intelligent et libre, mais à cet instant on est provisoirement dans la gadoue. Et qu'est-ce qui a permis ce dérapage ? Souvent un mot, ou un concept, qui nous a piégés. (p. 75)

(...) un des bénéfices secondaires - et peut-être premiers - du conformisme, c'est la force empruntée.
- La force empruntée ?
- Comme l'affirmait Baudelaire à propos des bourgeois, « Vous êtes la majorité - nombre et intelligence ; - donc vous êtes la force » - il ajoute très hypocritement « qui est la justice », mais passons, il attend d'eux qu'ils aident les artistes. Quand, en parlant, tu t'alignes sur la doxa, tu empruntes magiquement la force du nombre - le nombre restreint des intelligents, ceux qui comptent. Je dis magiquement parce qu'il n'est pas nécessaire que la foule soit là pour t'acclamer. Car tu as bien conscience d'être conforme. Alors, dans le secret de ta pensée, tu sais que tu as le nombre pour toi, et donc la force. » (p. 86-87)

(...) la seule attitude responsable était la vigilance la bêtise s'améliorant et, de ce fait, pouvant toujours nous saisir à notre insu, il fallait sans cesse réexaminer ce qu'on pensait, éventuellement balayer devant sa porte, peut-être retomber dans le conformisme, réexaminer et balayer à nouveau... (p. 207)

Belinda Cannone, La bêtise s'améliore (Stock, 2007)

La bêtise s’améliore est un livre très habile, qui n’est pas un essai classique mais emprunte la forme d’une conversation filée assez cocasse façon Neveu de Rameau. Belinda Cannone se penche sur une forme très particulière de bêtise, celle des gens cultivés et intelligents : elle explore les lacunes et les zones aveugles de l'intelligence, décrit les processus mentaux susceptibles de produire de la bêtise dans l'intelligence : pensée réflexe, amalgame, soumission à la pensée dominante ou à la mode, bons sentiments, relativisme, démission face à l’analyse, peur du conflit, toutes paresses et lâchetés de l’esprit qui nous guettent tous. Ce qui est particulièrement rusé dans son propos - et renforce la démonstration - c’est en effet que le narrateur et ses deux acolytes, son ami Gulliver et Clara, sa maîtresse, tombent parfois dans la bêtise intelligente qu’ils décrivent chez autrui.

Belinda Cannone est née en 1958.
Professeur de littérature comparée, elle est aussi l’auteur de plusieurs romans :
Dernières promenades à Petropolis (Seuil, 1990)
L’Île au Nadir (Quai Voltaire, 1992)
Trois nuits d’un personnage (Stock, 1994)
Lent Delta (Verticales, 1998)
L'homme qui jeûne (L'Olivier, 2007)
ainsi que de quelques essais, parmi lesquels :
L’Écriture du désir (Calmann-Lévy , 2000. Prix de l’essai de l’Académie française)
Narrations de la vie intérieure (PUF, 2001)
et Le Sentiment d’imposture (Calmann-Lévy , 2005, Grand Prix de l’essai de la Société des gens de lettres).

en ligne :
- « Réenchanter la pensée » par Belinda Canonne
- Didier Pourquery, « Bêtise de l'intelligence » (Libération, 27 septembre 2007)
- Alexandra Laignel-Lavastine, « La Bêtise s'améliore : actualité de la bêtise » (Le Monde, 14 septembre 2007).